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Dans le même numéro

Mémoire, Histoire, Oubli

mars/avril 2006

#Divers

En donnant ce titre à une conférence de 2003, Paul Ricœur indique qu’il propose une relecture critique de sa dernière somme, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, parue en 2000. Cette discussion rétrospective prend en compte des polémiques (et non pas de simples malentendus !) portant à la fois sur les relations nouées entre historiographie et mémoire, et sur l’interprétation des notions, distinctes pour lui, de « travail de mémoire » et de « devoir de mémoire ».

Le titre que je donne à cette conférence rappelle celui de mon récent livre, bien sûr ; pourtant ce que propose ici n’est pas un simple survol de ce volume en trois parties, mais bien plutôt une sorte de relecture critique procédant d’un renversement de point de vue. Dans quel sens ? Le fil conducteur de mon livre est l’écriture de l’histoire conformément à la définition lexicale de l’histoire comme historiographie. D’où l’ordre donné à cette thématique : d’abord la mémoire en tant que telle ; puis l’histoire en tant que science humaine, et l’oubli comme dimension de la condition historique des humains que nous sommes. La mémoire, selon cette construction linéaire, était envisagée simplement comme matrice de l’histoire, tandis que l’historiographie déployait son propre parcours au-delà de la mémoire, du niveau des témoignages écrits conservés dans les archives, jusqu’au niveau des opérations d’explication ; puis de là à l’élaboration du document historique comme œuvre littéraire. L’oubli était alors surtout traité comme une menace pour l’opération centrale de la mémoire, la réminiscence, l’anamnesis des Grecs, et donc comme une limite à la prétention de la connaissance historique de fournir un compte rendu fiable des événements passés. Du point de vue de l’écriture de l’histoire, la notion de passé historique semble être l’ultime et irréductible référence de tout le travail de l’historiographie.

Ce que je propose aujourd’hui, c’est de déplacer le point de vue adopté de l’écriture à la lecture ou, en termes plus larges, de l’élaboration littéraire du travail historique à sa réception, soit publique, soit privée, selon les lignes d’une herméneutique de la réception. Ce déplacement me donnerait l’occasion d’extraire du traitement linéaire dont j’ai parlé, pour les mettre en lumière, certains problèmes cruciaux qui concernent manifestement la réception de l’histoire plutôt que son écriture. Les questions en jeu concernent la mémoire, non plus comme simple matrice de l’histoire mais comme réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée.

Comme nous le verrons, la question du devoir de mémoire ou d’autres problèmes cruciaux faisant appel à une politique de la mémoire – amnistie contre crimes imprescriptibles – peuvent être placés sous le titre de la réappropriation du passé historique par une mémoire instruite par l’histoire, et souvent blessée par elle.

Je me propose ici de tirer les conséquences les plus intéressantes de ce déplacement de point de vue en ce qui concerne la relation entre la mémoire et l’histoire. Si on la traite d’une manière non linéaire mais circulaire, la mémoire peut apparaître à deux reprises au cours de notre analyse : d’abord comme matrice de l’histoire si l’on se place du point de vue de l’écriture de l’histoire, puis comme canal de la réappropriation du passé historique tel qu’il nous est rapporté par les comptes rendus historiques. Mais ce déplacement du point de vue n’implique pas que nous abandonnions la description phénoménologique de la mémoire en soi, quel que soit son rapport à l’histoire. Nous ne pourrions pas parler sérieusement de la réappropriation du passé historique effectuée par la mémoire si nous n’avions pas, au préalable, envisagé les énigmes qui obèrent le processus mémoriel en tant que tel.

La première énigme en jeu est en rapport avec l’idée même de représentation du passé comme mémoire. Comme on le trouve chez Aristote dans son petit traité « De la mémoire et de la réminiscence », la mémoire est « du passé ». Quel sens donner à cette simple préposition « de » ? Voici : un souvenir surgit à l’esprit sous la forme d’une image qui, spontanément, se donne comme signe de quelque chose d’autre, réellement absent mais que l’on tient pour ayant existé dans le passé. Trois traits se trouvent réunis de façon paradoxale : la présence, l’absence, l’antériorité. Pour le dire autrement, l’image-souvenir est présente à l’esprit comme quelque chose qui n’est plus là mais qui y a été.

Une métaphore joue un rôle important tout au long du travail d’élucidation de cette énigme et peut nous aider un moment : celle de l’empreinte, comme celle de la marque du sceau dans la cire ; la notion de trace fait, elle aussi, partie du même ensemble de métaphores utiles. Il n’en demeure pas moins la même énigme : l’empreinte ou la trace, toutes deux, sont pleinement présentes, mais par leur présence renvoient à la frappe du sceau ou à l’inscription initiale de la trace. De plus, la notion d’absence a plusieurs significations : cela peut être celle de l’irréalité d’entités fictives, de phantasmes, de rêves, d’utopies ; l’absence du passé est quelque chose d’entièrement différent. Elle comprend le sens de la distance temporelle, de l’éloignement, de l’enfoncement dans l’absence, marqué dans notre langue par les temps verbaux ou des adverbes comme « avant », « après ». C’est là l’énigme que la mémoire laisse en héritage à l’histoire : le passé est en quelque sorte présent dans l’image comme signe de son absence, mais une absence qui, bien que n’étant plus, est tenue pour ayant été. Cet « ayant été » est ce que la mémoire s’efforce de retrouver. Elle revendique sa fidélité à cet « ayant été ». La thèse est que ce déplacement de l’écriture à la réception et à la réappropriation n’abolit pas cette énigme.

Confrontée à une telle énigme, la mémoire ne manque pas de ressources. Depuis Platon et Aristote, nous parlons de la mémoire non seulement en termes de présence/absence, mais aussi en termes de rappel, de remémoration, ce qu’ils nommaient anamnesis. Et lorsque cette quête aboutit, nous parlons de reconnaissance. C’est à Bergson que nous devons d’avoir ramené la reconnaissance au centre de toute la problématique de la mémoire. Par rapport au difficile concept de la survie des images du passé quelle que soit la conjonction faite entre les notions de reconnaissance et de survie du passé, la reconnaissance, prise comme une donnée phénoménologique, demeure une sorte de « petit miracle » comme j’aime à le dire. Aucune autre expérience ne donne à ce point la certitude de la présence réelle de l’absence du passé. Bien que n’étant plus là, le passé est reconnu comme ayant été. Bien sûr, on peut mettre en doute une telle prétention à la vérité. Mais nous n’avons rien de mieux que la mémoire pour nous assurer que quelque chose s’est bien passé avant que nous déclarions nous en souvenir. Telle est à la fois l’énigme et sa fragile résolution, que la mémoire transmet à l’histoire, mais qu’elle transmet aussi à la réappropriation du passé historique par la mémoire parce que la reconnaissance demeure un privilège de la mémoire, dont l’histoire est dépourvue. Mais en est également dépourvue la réappropriation du passé historique par la mémoire. L’histoire peut au mieux fournir des constructions qu’elle déclare être des reconstructions. Mais entre des reconstructions, si précises et proches des faits qu’elles soient, et la reconnaissance, il subsiste un fossé logique et phénoménologique. Nous pouvons dès à présent anticiper les situations conflictuelles qui résultent de la revendication à la fidélité de la mémoire, trop facilement assimilée à une remémoration qui n’en finit pas face aux stratégies longues et compliquées de l’histoire.

J’aimerais dire quelques mots de l’histoire comme épistémologie. Nous ne pouvons faire l’économie de cette étape dans la mesure où la réception de l’histoire comme mode d’appropriation du passé par la mémoire constitue le contrepoint de toute l’opération historiographique. C’est dans la possibilité et la prétention de réduire la mémoire à un simple objet de l’histoire parmi d’autres phénomènes culturels que se différencient très exactement les deux approches. Cette réduction est un des effets les plus frappants du renversement des rôles engendré par l’émergence et le développement de l’histoire comme science humaine. On peut attribuer la première fracture potentielle entre l’histoire et la mémoire au développement de l’écriture comme moyen d’inscrire l’expérience humaine sur un support matériel, distinct du corps : brique, papyrus, parchemin, papier, disque compact ; pour ne rien dire des inscriptions qui ne transcrivent pas la voix humaine : marques, dessins, jeu de couleurs dans les vêtements, les jardins, stèles, monuments… Nous pourrions suivre la ligne de fracture avec la mémoire tout au long des étapes de la constitution de la connaissance historique. Ce n’est pas notre sujet aujourd’hui, et cependant je veux faire une exception par intérêt pour certaines méthodes critiques avec lesquelles la mémoire qui se réapproprie le passé historique hic et nunc peut avoir à se confronter.

Je limiterai cette incursion dans le travail de l’historiographie à trois grands phénomènes. D’abord la place et le rôle du témoignage dans l’étape de la recherche documentaire. Le témoignage est, en un sens, une extension de la mémoire, prise en sa phase narrative. Mais il n’y a témoignage que lorsque le récit fait d’un événement est rendu public : le sujet, face à quelqu’un, affirme qu’il a été le témoin de quelque chose qui a eu lieu ; le témoin dit : « croyez-moi ou ne me croyez pas, j’y étais ». Quelqu’un d’autre reçoit son témoignage, l’écrit et le conserve. Le témoignage est renforcé par la promesse de témoigner à nouveau, si nécessaire ; ce qui engage la fiabilité du témoin et donne au témoignage la gravité d’un serment. La dimension fiduciaire de toutes sortes de rapports humains est ainsi mise en lumière : traités, pactes, contrats et autres interactions qui reposent sur notre confiance dans la parole de l’autre. Mais le témoignage est en même temps le point faible de l’établissement de la preuve documentaire. Il est toujours possible d’opposer les témoignages les uns aux autres, soit en ce qui concerne les faits rapportés, soit en ce qui concerne la fiabilité des témoins. Une part importante de la bataille des historiens pour l’établissement de la vérité naît de la confrontation des témoignages, principalement des témoignages écrits ; des questions sont soulevées : pourquoi ont-ils été préservés ? par qui ? pour le bénéfice de qui ? Cette situation de conflit ne peut se limiter au champ de l’histoire comme science, elle réapparaît au niveau de nos conflits entre contemporains, au niveau des demandes fortes, parfois collectivement formulées, en faveur d’une tradition mémorielle au détriment d’autres mémoires traditionnelles.

Une seconde série de caractéristiques relatives à la phase explicative de l’opération historique aura des conséquences au stade de la lecture et de la réception. Cela tient à l’enchevêtrement des explications causales et intentionnelles. À cet égard il n’y a pas chez les historiens de contraintes réglées quant aux divers emplois du terme « parce que », en réponse à la question « pourquoi ? ». Certains emplois de la connexion causale sont très proches de ceux utilisés dans les sciences de la nature : c’est le cas en histoire économique, en démographie, en linguistique et même dans le traitement des configurations culturelles. Ce sont en même temps des explications en termes de raisons, et les raisons d’agir de telle ou telle façon. Dans ce dernier cas on devrait pouvoir parler de compréhension plutôt que d’explication. À cette architecture complexe de ce que l’on appelle l’explication historique, il faut ajouter la possibilité de l’opération historique de varier l’échelle d’un phénomène, et de passer d’une échelle à l’autre en ce qui concerne les durées temporelles : « longue durée » de Braudel, brefs intervalles de temps dans le genre de micro-histoire que pratique l’école italienne. Ce « jeu d’échelle » n’est qu’un exemple de l’enchevêtrement des interprétations soit causales soit finales pendant le processus explicatif. Avec l’interprétation, passe au premier plan l’implication personnelle de l’historien. Sans surestimer les préjugés, les passions, la partialité de l’engagement de l’historien, il suffit de souligner le rôle que ces éléments jouent dans le choix de son sujet de prédilection, de son champ de recherche, le choix des archives qu’il fréquente, et même le choix d’explications causales ou finales. L’interprétation n’est pas une phase à part de l’ensemble de l’opération historique, elle travaille à tous niveaux, de l’établissement du témoignage et des archives, à l’explication en termes de finalité ou de causalité, de la sphère de l’économie à celle de la culture.

C’est avec l’histoire culturelle que la prétention de l’histoire à annexer la mémoire à la sphère de la culture est à son comble. De la mémoire comme matrice de l’histoire nous sommes passés à la mémoire comme objet de l’histoire. Avec le développement de ce que l’on a appelé l’histoire des mentalités – mais ce mot est aujourd’hui plus ou moins discrédité –, cette insertion de l’histoire parmi d’autres phénomènes culturels que l’on peut nommer représentations, est en principe légitimée. Elle peut même s’avérer utile dans l’intérêt de l’autocritique de la mémoire, surtout au niveau de la mémoire collective. Le caractère sélectif de la mémoire, aidée en cela par les récits, implique que les mêmes événements ne sont pas mémorisés de la même manière à des périodes différentes. Par exemple en France, après 1945, le discours public s’est d’abord concentré sur ce qui se présentait comme des faits de collaboration ou de résistance. C’est plus tard seulement, avec le procès Barbie, que la spécificité de l’atroce épreuve des Juifs, avec les récits disant la déportation et l’extermination de plusieurs millions de Juifs, a été reconnue comme un crime distinct de tout autre. Ici, la frontière entre la mémoire objet d’histoire et la mémoire capacité effective des individus et des communautés – appelons-les communautés historiques – tombe en miettes. Le cas des récits faits par les survivants est à cet égard exemplaire : ils appartiennent à l’histoire comme phénomènes culturels parmi d’autres.

Ce dilemme m’amène au sujet que j’ai placé au début de cette conférence sous le titre de la mémoire instruite par l’histoire. C’est au point d’intersection entre l’histoire comme travail littéraire et la lecture comme moyen de réception privilégié, au sens d’une herméneutique de la réception, que la mémoire est instruite ; elle est instruite par ces deux procédés, d’écriture et de lecture. Nous passerions à côté de cette conjonction de base si nous ne prenions pas en compte la dernière étape de l’opération historiographique : la production d’une littérature qui lui est propre. Naturellement l’entreprise historique repose sur l’écriture de part en part, comme le confirme le rôle joué par les témoignages écrits de nos archives ; nous avons même osé lier la naissance de l’histoire à celle de l’écriture. Mais l’histoire engendre de nouvelles sortes d’écrits : livres et articles, assortis de cartes, d’images, de photos et autres inscriptions. C’est bien à cette phase que l’historiographie au plein sens du terme peut instruire la mémoire. Cette conjonction de l’écriture et de la lecture se retrouve dans l’expérience partagée du récit ; même l’histoire économique ou démographique décrit des changements, des cycles, des développements qui sont racontés ; ce qui implique des contraintes narratives pour permettre à l’historien de fournir une lisibilité au texte et une visibilité aux événements qu’il rapporte, au détriment parfois de la complexité et de l’opacité du passé historique. À cela s’ajoute la part plus discrète jouée par les contraintes rhétoriques dont certains ont pu exagérer le risque de rapprocher l’histoire de la rhétorique plutôt que de la science. Il n’empêche, l’idée de l’objectivité historique mérite d’être défendue contre des formes de relativisme qui priveraient l’historiographie de son ambition première : celle d’offrir une représentation fiable du passé. Cette affirmation de fiabilité doit être renouvelée non seulement contre le traitement rhétorique de la connaissance historique, mais aussi contre des revendications de principe [alledged claim] qui naissent et sont entretenues par des mémoires communautaires. Sans cette ambition véritative (truth claim) du savoir historique, l’histoire ne jouerait pas son rôle dans sa confrontation avec la mémoire ; j’y insisterai dans un moment. Bien sûr, l’histoire est privée de cette « grâce » de la reconnaissance qui donne à la mémoire une sorte d’illumination ; cette absence crée son malaise, mais ne la condamne pas ; nous pouvons seulement attendre de ses constructions qu’elles soient menées comme des reconstructions selon une logique de probabilité, pour utiliser les termes de Carlo Ginsburg à propos de son modèle de la vérité historique.

Trois questions cruciales

Dans la dernière partie de ma conférence je me concentrerai sur trois questions cruciales quant au problème de la mémoire instruite par l’histoire : le malentendu potentiel entre historiens et avocats de la mémoire, la question si controversée du devoir de mémoire et, pour finir, les us et abus de l’oubli.

La première question a trait au possible heurt entre les buts que poursuit la connaissance historique et ceux de la mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective. L’histoire englobe un horizon d’événements passés plus large que la mémoire dont la portée est plus réduite et peut sembler engloutie dans le vaste champ du temps historique. De plus l’histoire peut introduire des comparaisons qui tendent à relativiser l’unicité, le caractère incomparable des mémoires douloureuses. S’ajoute à cela la pluralité des perspectives que l’histoire ouvre sur des événements : économique, sociale, politique, culturelle. Enfin, cet effort de compréhension peut donner l’impression que l’on est empêché de juger, de condamner ; contrairement au juge ou au citoyen ordinaire, l’historien n’est même pas tenu de conclure ; son souci est de comprendre, d’expliquer, de discuter et de controverser. Toutes ces raisons font qu’il peut exister un malentendu tenace entre la connaissance historique et la mémoire. La mémoire collective n’est pas privée de ressources critiques ; les travaux écrits des historiens ne sont pas ses seules sources de représentation du passé ; ceux-ci sont en concurrence avec d’autres types d’écriture : récits de fiction, transpositions au théâtre, essais, pamphlets ; mais il existe aussi des modes d’expression non écrite : photos, tableaux, et surtout films (que l’on pense à Shoah de Claude Lanzmann, à La liste de Schindler de Spielberg). Qui plus est, le genre de discours rétrospectif propre à l’histoire entre en concurrence avec les discours prospectifs, les projets de réforme, les utopies ; bref, les discours tournés vers le futur. Les historiens ne doivent pas oublier que ce sont les citoyens qui font réellement l’histoire – les historiens ne font que la dire ; mais ils sont eux aussi des citoyens responsables de ce qu’ils disent, surtout lorsque leur travail touche aux mémoires blessées. La mémoire n’a pas été seulement instruite mais aussi blessée par l’histoire.

Cette remarque m’amène au deuxième problème, celui du devoir de faire mémoire, comme on l’appelle ; le devoir de ne pas oublier, pour anticiper notre dernière réflexion. Le devoir de mémoire est souvent une revendication faite par les victimes d’une histoire criminelle ; son ultime justification est cet appel à la justice que l’on doit aux victimes.

C’est là que l’incompréhension entre les avocats de la mémoire et les partisans du savoir historique est à son comble, dans la mesure où l’hétérogénéité des intentions est exacerbée : d’un côté le champ assez bref de la mémoire face au vaste horizon de la connaissance historique ; de l’autre la persistance des blessures faites par l’histoire ; d’un côté l’usage de la comparaison en histoire, de l’autre l’affirmation d’unicité des souffrances endurées par une communauté particulière ou tout un peuple ; pour les historiens, on ne peut conclure à la dimension incomparable d’un événement qu’après avoir évalué les ressemblances et les différences. Pour arbitrer ces revendications concurrentes, il peut être utile de se tourner vers des concepts psychanalytiques : dans un essai intitulé Erinnern, Wiedreholen, Durch/arbeiten [remémoration, répétition, perlaboration], Freud introduit la notion de Erinnerungarbeit [travail de la mémoire], pour caractériser la lutte à mener contre la contrainte de répétition établie sous la pression des résistances solidement installées. Nous pouvons en conserver et en transposer quelque chose dans le champ de la mémoire historique, surtout si l’on complète la notion de travail de mémoire par celle de travail de deuil, empruntée à un autre essai consacré au deuil et à la mélancolie. Je suggère que nous unissions la notion de devoir de mémoire, qui est une notion morale, à celles de travail de mémoire et travail de deuil, qui sont des notions purement psychologiques. L’avantage de ce rapprochement est qu’il permet d’inclure la dimension critique de la connaissance historique au sein du travail de mémoire et de deuil. Mais le dernier mot doit rester au concept moral de devoir de mémoire, qui s’adresse, comme on l’a dit, à la notion de justice due aux victimes.

Notre troisième et dernier problème concerne la place de l’oubli dans le champ qui est commun à la mémoire et à l’histoire ; il dérive de l’évocation qui vient d’être faite du devoir de mémoire : celui-ci peut aussi être exprimé comme un devoir de ne pas oublier. Bien sûr, l’oubli est un sujet à soi seul. Il a trait à la notion de trace dont nous avons parlé plus tôt, et nous avions constaté la multiplicité de ses formes : traces cérébrales, empreintes psychiques, documents écrits de nos archives. Ce que la notion de trace et l’oubli ont en commun c’est avant tout la notion d’effacement, de destruction. Mais ce processus inévitable d’effacement n’épuise pas le problème de l’oubli. L’oubli a aussi un pôle actif lié au processus de remémoration, cette quête pour retrouver les souvenirs perdus, qui ne sont pas réellement effacés mais rendus indisponibles. Cette indisponibilité trouve, dans une certaine mesure, son explication au niveau de conflits inconscients. À cet égard, une des leçons précieuses de la psychanalyse est que nous oublions moins que nous le pensons ou le craignons. On peut retrouver une expérience traumatique de l’enfance à l’aide des procédures spécifiques propre à ce que l’on appelle talking cure. Freud assigne aux résistances solidement installées la compulsion à répéter au lieu de se remémorer. Se remémorer est une forme de travail ; le travail de deuil auquel Freud consacre un autre essai important, Deuil et mélancolie, n’en est pas éloigné.

Mais cette approche par la psychanalyse des ambiguïtés de l’oubli ne doit pas nous empêcher d’explorer d’autres formes d’oubli dont nous pouvons avoir à répondre. Commençons par cette remarque toute simple que les souvenirs sont en quelque sorte des récits et que les récits sont nécessairement sélectifs. Si nous sommes incapables de nous souvenir de tout, nous sommes encore plus incapables de tout raconter. L’idée de récit exhaustif est un pur non-sens. Les conséquences de ceci en ce qui concerne la réappropriation du passé historique sont énormes. L’idéologisation de la mémoire, et toutes sortes de manipulations du même ordre sont rendues possibles par les possibilités de variation qu’offre le travail de configuration narrative de nos récits. Les stratégies de l’oubli se greffent directement sur ce travail de configuration : évitement, esquive, fuite.

Après avoir parlé de la réappropriation du passé historique, il nous faut parler de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes. Il est difficile de démêler la responsabilité personnelle des acteurs individuels, de celle des pressions sociales qui travaillent souterrainement la mémoire collective. Cette dépossession est responsable du mélange d’abus de mémoire et d’abus d’oubli qui nous a amené à parler de trop de mémoire ici et trop d’oubli ailleurs. Il est de la responsabilité du citoyen de se garder un juste équilibre entre ces deux excès.

Je ne veux pas fermer cette série de remarques sur les ruses de l’oubli sans mentionner la dimension juridique et politique de ce problème. La pratique de l’amnistie vient en tête. Elle commence avec le fameux décret promulgué à Athènes en 403 avant J.-C., selon lequel il est interdit de rappeler les crimes commis par les deux partis, crimes que l’on appelle « malheur » ; d’où le serment prononcé par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les malheurs » (mnesikakein – le souvenir-contre). Nombre de démocraties modernes font grand usage de ce genre d’oubli de commande, pour des raisons honorables qui visent le maintien de la paix sociale. Mais un problème philosophique demeure : la pratique de l’amnistie n’est-elle pas nuisible à la vérité et à la justice ? où passe la ligne de démarcation entre l’amnistie et l’amnésie ? La réponse à ces questions ne se trouve pas au niveau politique, mais au niveau le plus intime de chaque citoyen, en son for intérieur. Grâce au travail de mémoire, complété par celui de deuil, chacun de nous a le devoir de ne pas oublier mais de dire le passé, si douloureux soit-il, sur un mode apaisé, sans colère.

J’aimerais conclure ma conférence sur une phrase empreinte de poésie que nous devons à Isak Dinesen et qu’Hannah Arendt a placée en tête de son chapitre consacré au concept d’action dans la Condition de l’homme moderne :

All sorrows can be borne if you put them into a story or tell a story about it.

Les chagrins, quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une histoire.

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    La version originale de cette conférence a été écrite et prononcée en anglais par Paul Ricœur le 8 mars 2003 à la Central European University de Budapest dans le cadre d’une conférence internationale intitulée “Haunting Memories? History in Europe after Authoritarianism”.