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Dans le même numéro

Sexe, modernité et catholicisme. Les origines oubliées

février 2010

#Divers

Les autorités de l’Église défendent les positions dogmatiques sur la sexualité en soulignant la continuité du discours romain. Or, pour l’historien qui s’est plongé dans les archives, la réalité apparaît tout autre, en particulier quand on observe les interrogations pastorales du clergé tout au long du xixe siècle. Pourquoi cette histoire est-elle si méconnue et que révèle-t-elle des difficultés actuelles de l’institution ?

La gestion catholique de la sexualité reste, quarante ans après Humanae vitae, un objet d’interrogation1. Pour ne pas dire plus. Mais à quel titre intervenir dans un débat où l’actualité est suscitée, avec une périodicité irrégulière, par les crispations récurrentes de la hiérarchie et les incompréhensions concomitantes du public ? Ne serait-il pas plus commode d’imputer aux religions monothéistes globalement un conservatisme foncier en matière de sexualité et de tourner la page ? Ne serait-il pas de bonne guerre de se défendre contre des interdits et des condamnations en ce domaine, en pointant les écarts béants entre la rigueur des prescriptions et la faiblesse des prescripteurs2 ? Ne serait-il pas, finalement, plus simple de s’en tenir à l’attitude de la grande majorité des catholiques : laisser dire et n’en rien faire, en constatant avec détachement que la réitération de l’interdit est le signe le plus flagrant de l’incapacité à le faire respecter ?

Et de s’interroger sur des questions plus actuelles, notamment en matière de fécondité (procréation médicalement assistée) et de parentalité. Ce serait ignorer que la limitation des naissances est devenue la pierre de touche de la position catholique sur la sexualité. Un seul exemple, éloquent. En 2006 est paru un petit ouvrage publié par des catholiques convaincu(e)s qui souhaitaient que leur Église revoit sa position sur la contraception : le titre parlait de « l’urgence d’un changement3 ». Ces catholiques, fort modérés dans leurs propos, acceptaient, sauf sur ce point, de prendre à leur compte les autres positions pontificales, souvent très conservatrices, en matière de pratique sexuelle et de réflexion bioéthique. À la demande de Rome, l’épiscopat français s’est saisi du sujet, et sa commission doctrinale, toutes affaires cessantes, a produit une longue Note publique pour dire à ces outrecuidants laïcs tout le mal qu’elle pensait de leur propos, en utilisant un argument d’incompétence, de maniement délicat s’agissant de l’objet en débat4.

Le « crime d’Onan »

Deux points plus précisément ont alors attiré l’attention de l’historien que je suis. Ces catholiques, modérément contestataires, forts de l’appui donné par Rome aux méthodes de contraception naturelle, proposaient, sans doute avec quelque malice, de revenir, dans le même registre du naturel, au bon vieux retrait, au coïtus interruptus comme on disait plus savamment en latin. Par ailleurs, ils pointaient la faiblesse d’une position pontificale, incapable de se donner une véritable base scripturaire, puisque l’Onan biblique était en quelque sorte démonétisé. Réponse embarrassée des censeurs, sur le premier point. Accusation de fondamentalisme sur le second, assorti de ce commentaire emberlificoté :

Puisqu’on imagine [sic] que la Tradition trouvait en lui [le récit d’Onan] l’argument biblique décisif contre la contraception, on le retourne maintenant en argument favorable, ayant cru [resic] démontrer l’absence dans le récit de cet interdit circonscrit.

Ce que semblait ignorer celui qui a rédigé ce texte, signé par une brochette d’archevêques et d’évêques, c’est que la limitation des naissances était devenue une réalité démographique grâce à la pratique dudit coïtus interruptus. Quant à laisser entendre qu’on mettait en avant une référence biblique imaginaire, il fallait avoir beaucoup de culot ou la mémoire fort courte pour s’y risquer. Il faut en effet rappeler que la qualification constamment donnée à la pratique de la limitation des naissances au xixe siècle était le crime d’Onan5 ? Or d’où vient cet Onan ? De la Genèse, chapitre 38. Et qu’a fait Onan pour encourir l’ire de Yahweh ? Il n’a pas respecté la règle du « lévirat » : certes il a bien pris dans sa couche la femme de son frère décédé, mais il s’est refusé de lui donner une descendance en « répandant la semence à terre » quand il s’approchait d’elle. Et qu’a fait Yahweh devant ce comportement déviant ? « À cause de cela », dit précisément la Vulgate6, « Dieu le fit périr ». Et comment qualifier cet usage de l’Écriture qui consiste à utiliser un épisode singulier de l’Ancien Testament pour condamner une pratique actuelle, comme l’épisode de Sodome contre l’homosexualité ? Du fondamentalisme, comme disent nos censeurs, bien ignorants de l’histoire de l’institution qu’ils envisagent de défendre. Et à partir de quand Onan intervient-il dans la réflexion sur la pratique contraceptive ? À partir de saint Augustin. Et jusqu’à quand Onan a-t-il été mis en avant pour condamner la pratique contraceptive des couples ? Jusqu’à Pie XI7, voire jusqu’au concile de Vatican II !

À quel titre l’historien a-t-il vocation à intervenir dans le débat ? Parce que l’Église catholique joue sur les deux registres du normatif, en théorie intemporel, et de la tradition, qui implique une évolution qu’il a lui-même à apprécier dans sa traque de la réalité du terrain. Parce que aussi, comme on le voit encore dans ces débats d’arrière-saison, la légitimation a oscillé, en régime catholique, entre une référence au texte singulier (la Révélation) et la mise en avant d’une norme universelle (la loi naturelle). Si bien que, en conséquence, l’institution romaine braconne sur le terrain de l’historien, parfois sans le savoir ou sans chercher à le savoir. Et ce dernier, qui prend à son compte ce même dossier, en vient à raconter une autre histoire, à écrire un autre scénario, celui précisément des origines de la modernité.

Prétention, sans doute, difficile à assumer. Les « premières fois », en histoire, sont parfois douteuses et le plus souvent mythifiées, notamment quand elles sont cachées dans un lointain brumeux, comme le meurtre du père par la horde primitive, ou comme le fruit interdit pris sur l’arbre du bien et du mal. Quant à la modernité, l’historien ne risque-t-il pas de se brûler les doigts avec des concepts passe-partout, en confondant vraie et fausse modernité, modernité et postmodernité ? Passant outre à des dangers qui ne sont pas insurmontables, il lui est possible de s’en tenir à une perspective strictement démographique et de demander qu’on prenne acte d’une mutation banalement connue : entre la seconde moitié du xviiie siècle et la première moitié du xixe siècle, une nouveauté radicale voit le jour : Il y a maintenant sur notre terre chaque jour davantage d’hommes et de femmes et l’espèce humaine se voit dans l’obligation de réguler par elle-même ce que ni la famine ni la maladie ni la guerre ne sont plus en état de limiter, un trop-plein d’hommes au regard des ressources potentielles de la planète. Le paradoxe est que la théorisation de ce changement radical est fournie par Malthus, pasteur anglican d’une Angleterre en plein boom démographique durant tout le xixe siècle et que la pratique (la réduction progressive des naissances) est expérimentée longtemps dans le seul espace français sans que le phénomène fasse, à ses débuts, l’objet d’un vrai débat public.

Un secret entre les femmes et une Église compréhensive (1820-1850)

Pour mieux comprendre en quoi consiste cette première fois au sein de l’Église catholique, il convient d’apporter trois explications. En premier lieu, le moyen contraceptif efficace, statistiquement parlant, est alors le retrait ou coïtus interruptus. Ce qui, d’entrée de jeu, pose la question de la modernité : est-elle là où on croit la voir (la pilule, dans les années 1960) ou bien là où elle produit un effet durable et irréversible (le retrait, un siècle et demi plus tôt) ? En deuxième lieu, le contexte démographique français. Identifiable dans quelques catégories sociales privilégiées, dès le début du xviiie siècle, la diffusion des « funestes secrets8 » progresse lentement au temps des Lumières. À la fin du xviiie siècle, les historiens de la démographie commencent à repérer des espaces géographiques touchés. La Révolution française a servi d’accélérateur. La France postrévolutionnaire se réveille largement contraceptive. En troisième lieu, le catholicisme n’est pas sorti indemne de la crise révolutionnaire, pas plus la papauté que l’Église de France. La liquidation définitive de la Révolution, sur notre sol, s’opère entre 1815 et 1825, au sommet par le réaménagement du Concordat de 1801, à la base par les grandes missions du début de la Restauration. Il faut, de ce fait, attendre les années 1820 pour que la réalité du terrain fasse apparaître au clergé paroissial une nouveauté indubitable : la pratique de la limitation des naissances par des couples catholiques qui, pour certains, représentent la deuxième voire la troisième génération à avoir cette pratique.

Cadrons un peu plus serré, pour comprendre ce qu’il advient alors, en partant d’un autre dossier. Dans l’Église de France, partisans et adversaires du prêt à intérêt, devenu maintenant légal, s’étripent joyeusement – et publiquement – entre 1815 et 1845 à coup de brochures, d’ouvrages savants, voire de pamphlets. Il en va différemment de la limitation des naissances. Elle n’est pas encore affaire d’État, même si l’État se donne alors les moyens statistiques d’appréhender sa réalité par les recensements quinquennaux. Elle n’est pas davantage affaire d’Église : les papes ne produisent point alors de doctrine sur le sujet et les préoccupations romaines concernent avant tout la modernité politique qui s’instaure (libéralisme), les politiques étatiques qui réduisent l’influence du catholicisme et la fragilité institutionnelle des États pontificaux. Le débat sur la limitation des naissances se joue, dans la première moitié duxixe siècle, à guichet fermé entre quatre acteurs, les femmes mariées, les confesseurs, les théologiens et la Sacrée Pénitencerie.

Les femmes mariées, parce qu’elles se confessent encore, à l’encontre de leurs maris, et qu’elles avouent, si on les interroge, ce qui se passe dans le lit conjugal, ce qui d’ailleurs n’est un secret pour personne, au vu du nombre réduit des enfants des couples. Les confesseurs, parce que toute une nouvelle génération de prêtres, hâtivement formés dans les séminaires, ignorant de la sexualité, rigoristes par tempérament et par formation, veulent reprendre en main les paroisses et contrôler davantage leurs ouailles et que la confession est l’instrument le plus adapté de ce contrôle moral. Les théologiens, parce qu’ils sont tenus de répondre aux questions des confesseurs qui surgissent de l’actualité, mais, depuis un bon siècle, la dominante est rigoriste en France, même si les manières plus accommodantes d’Alphonse de Liguori9 commencent à franchir les Alpes. Enfin la Sacrée Pénitencerie, parce que les prêtres ont pris l’habitude de correspondre avec ce dicastère romain qui, à partir du xixe siècle, joue aussi une fonction de conseil, en acceptant de répondre aux cas de conscience qu’on lui propose10.

Et maintenant venons-en au fait. Entre le début du xixe siècle et 193011, les dicastères romains sont intervenus au moins dix-huit fois sur le sujet12. Les huit premières fois ont eu lieu entre 1816 et 1853. En moins de quarante ans, tout s’est noué, tout s’est joué. Pourquoi ? Comment ? À la contraction du temps (le premier xixe siècle), au resserrement du lieu (la seule France), s’ajoute un troisième élément, plus circonstanciel, le rôle majeur joué par un théologien, professeur de séminaire, l’abbé Bouvier, plus tard évêque du Mans, qui deviendra l’inventeur des deux solutions successivement adoptées. Dans l’urgence. Il faut comprendre ce que ce mot signifie, voilà près de deux siècles. Urgence, pour qui se confesse, la femme mariée, à qui les rigoristes font obligation de se refuser à leur mari contraceptif et à accepter plutôt la mort que cette pratique inféconde qui la met en état de péché mortel. Urgence, pour le confesseur, qui se sait comptable des « âmes » dont il a la charge, à l’image du curé d’Ars. Urgence, pour une Église de France convalescente, où la femme est le seul lien solide qui demeure entre l’institution catholique et la société. Urgence, avant tout, pour le couple, qui a décidé de limiter à deux, à trois, à quatre enfants, la taille de sa famille et qui tient à continuer à vivre la sexualité dans le mariage, seule institution où son usage est reconnu légitime.

Bouvier fait deux propositions successives. La première, datée de 1822, est immédiatement approuvée par son correspondant romain qu’il a consulté ; il la fait connaître aux confesseurs en 1827 dans son nouveau manuel sur la sexualité à leur usage. Elle s’apparente à une pastorale de catastrophe : il faut sauver la femme. Ce qui est rendu possible par la modalité même de la limitation des naissances : « L’homme se retire et répand sa semence en dehors du sexe de la femme », comme on lit dans son manuel… et dans bien d’autres. Cette manière de faire – statistiquement efficace – permet de supposer que la femme, en pareil cas, subit, dans la contrainte, la volonté de son mari et n’est donc pas coupable, pourvu qu’elle se refuse à collaborer à l’acte mauvais que celui-ci commet. Bel exemple de casuistique, reposant sur une vision pessimiste – ou réaliste – des rapports de force au sein du couple ! Mais aussi, notons-le au passage, surprenant renversement de perspective : Ève est, par principe, presque innocente, sur le terrain de la sexualité, là où elle était régulièrement désignée comme la tentatrice par excellence. Tous les clercs ne sont pas dupes d’une manière de dire qui gauchit un peu la réalité. Mais la grande majorité s’en tient là et accepte même une lecture laxiste de la contrainte faite à la femme, proposée encore par Bouvier.

Vingt ans plus tard, en 1842, les choses ont changé. L’Église de France, en pleine phase de reconquête, ne peut laisser définitivement la population masculine à la porte du sanctuaire. Il lui faut faire la reconquête des jeunes hommes et des pères de famille13. Bouvier est devenu entre-temps un évêque reconnu, son gallicanisme modéré rassure, ses manuels de théologie, principalement ceux qui concernent la morale sexuelle, font autorité ; il est également mieux au fait de la réalité du terrain grâce aux confidences qu’il reçoit de son diocèse et d’ailleurs. Il prend sur lui d’écrire à la Sacrée Pénitencerie à laquelle il fait part de ses constatations, qui tiennent en trois points : le couple est un agent moral autonome et responsable, cela n’a aucun sens d’opposer l’homme à la femme ; les couples, dont le jugement éthique est par ailleurs droit, n’ont pas conscience que la limitation des naissances est un mal ; enfin, toute position rigoriste sur le sujet conduit à un éloignement des sacrements qui est le prélude à la déchristianisation. Bouvier demande, en conséquence, la dépénalisation pure et simple de l’acte contraceptif. À défaut, la déculpabilisation des couples, au bénéfice de leur bonne foi14.

La Sacrée Pénitencerie se refuse de répondre sur le fond, mais accepte la solution pratique que suggère l’évêque du Mans, qui consiste à renvoyer, par principe, les conjoints à leur conscience et à exonérer le confesseur d’avoir à s’immiscer dans le lit conjugal. Le front uni qu’avait suscité, dans le clergé, la première prise de position de Bouvier se fissure, mais une majorité de théologiens approuve une solution que la Sacrée Pénitencerie avait placée sous le patronage de Saint-Alphonse de Liguori, qui venait d’être canonisé. La solution prônée, plus encore, reçoit l’aval d’une grande majorité de confesseurs, mal à l’aise avec les questions de sexe, surtout quand il s’agit de personnes mariées.

Le tournant rigoriste (vers 1850)

Dix ans plus tard. Trois faits nouveaux interviennent et les cartes sont entièrement redistribuées. L’Europe vient d’être ébranlée par la Révolution de 1848 qui, un temps, a chassé le pape Pie IX de ses États. En premier lieu, Bouvier, un pragmatique, un « pasteur » si l’on veut, tente de théoriser, assez maladroitement, la bonne foi, ce qui conduit à faire référence aux grands principes, et notamment à l’articulation de la conscience et de la loi morale. Incidemment, il lève un lièvre de grosse taille. Le patronage d’Onan, pour condamner la contraception, est sujet à caution. Il suggère que cette manière d’utiliser la Bible pourrait ne pas correspondre à une juste lecture de la Genèse. La critique biblique commence à faire son entrée dans le débat15.

Deuxième changement : réinstallé à Rome, grâce à Louis-Napoléon Bonaparte, Pie IX, vu comme un pape libéral à son élection en 1846, devient nettement réactionnaire et cherche à renforcer ses pouvoirs spirituels. L’Église de France en fait les frais : les évêques sont contraints d’accepter la liturgie romaine et se voient obligés de recevoir les décisions de l’Index qui condamne la théologie gallicane dont Bouvier est proche. Bouvier lui-même doit, pour éviter une mise à l’index, réviser ses manuels pour tout ce qui concerne la primauté de Rome mais non pour ses prises de position sur la limitation des naissances. Dans ce contexte nouveau, le Saint-Office revient au premier plan. Il est notamment sollicité pour donner son point de vue sur la limitation des naissances : il confirme le refus de toute dépénalisation des pratiques onanistes16, en rappelant qu’il s’agit d’une faute grave, même si, pratiquant encore une approche graduée des erreurs, il condamne de manière modérée la proposition de dépénalisation. Malgré ces nuances, Rome tient, sur la limitation des naissances, deux discours différents voire contradictoires, en fonction des deux dicastères qui sont intervenus sur le sujet. Ultime changement : la science et la technique s’invitent au débat. Les découvertes scientifiques récentes, durant les années 1840, ont révélé l’existence du cycle féminin. Des couples catholiques et des médecins qui les conseillent s’engouffrent dans la brèche. La Sacrée Pénitencerie, consultée sur les rapports conjugaux durant cette période inféconde, s’en tient à sa ligne pastorale et accepte une sexualité alternative qui bénéficierait des intermittences, nouvellement découvertes, de la nature féminine17. Sur un autre front, l’usage du caoutchouc vulcanisé donne une nouvelle vie au bon vieux condom et le préservatif devient une possibilité plus sûre offerte à la pratique des couples. Le Saint-Office, consulté sur le sujet, condamne son usage.

En quelques années, tout s’est noué et toutes les questions ont été posées. Conscience ou loi ? Autonomie du couple ou règle d’Église ? Interdits portés au nom de la Bible ou commandés par la nature ? Usage de moyens naturels ou artificiels ? Il est remarquable de voir que le débat, dans les termes qui sont encore les nôtres, trouve alors ses origines. Or, actuellement, ni l’institution catholique – l’argumentaire de 2006 en fait foi – ni l’opinion n’ont connaissance de cette origine cachée. Pourquoi ? J’avancerai plusieurs raisons pour comprendre que ces premières fois demeurent mal appréhendées. D’abord, parce que l’efficacité des nouveaux moyens envisagés, notamment le cycle féminin, n’était pas au rendez-vous de l’histoire18. Parce que, plus encore, le débat public sur les pratiques contraceptives intervient plus tard, après 1870, et sur d’autres bases, moins individuelles, au moment où la collectivité est touchée par une baisse ininterrompue des naissances19. Parce que la papauté, à partir de Léon XIII, devient largement productrice de normes théologiques et, dans cette perspective, la première fois devient celle où elle intervient sur le sujet, soit donc en 1930, quand Pie XI condamne effectivement la contraception (Casti connubii), renvoyant dans les ténèbres un siècle de débats antérieurs20. Parce que l’opinion publique procède de même, pour ramener l’histoire au seul présent. La contraception, dans les années 1960, c’est la pilule, et pour les catholiques, la référence, c’est 1968, quand Paul VI, après avoir dessaisi le concile du dossier et après avoir lui-même beaucoup hésité, reprend à son compte la condamnation de son prédécesseur dans l’encyclique Humanae vitae.

En fait, le retour au néorigorisme, concernant les pratiques contraceptives des couples, s’est opéré dans un contexte plus large : en effet, dès la fin du xixe siècle, les naissances diminuent dans l’Europe de l’Ouest. Les États se sentent concernés et l’Église catholique aussi, très directement, puisque les familles nombreuses constituent le socle du recrutement des clergés qui forment son ossature, prêtres séculiers, frères enseignants, religieux et religieuses. L’Église catholique devient nataliste, les arguments théologiques et politiques cherchent à s’épauler : certains clercs hostiles à la limitation des naissances reprennent à leur compte les perspectives racialistes sur la dégénérescence de la nation française envahie par les étrangers, et les médecins du même bord font leurs les positions théologiques plus nettes de l’Église catholique21.

Le nouveau positionnement romain s’est, en fait, opéré en deux temps, 1886 et 1930. Le premier, encore mal connu, doit être rappelé. En 1886, la Sacrée Pénitencerie mange son chapeau en revenant sur sa position de 1842, au prétexte que le contexte avait changé : le petit ruisseau contraceptif est devenu, en quarante ans, un fleuve impétueux qui risque de tout ravager ! La Sacrée Pénitencerie s’aligne sur le Saint-Office. Les bonnes raisons du couple sont devenues suspectes. Leur bonne foi ne peut plus être interprétée comme la reconnaissance de la légitimité de leur jugement éthique, mais elle redevient la bonne vieille « ignorance invincible », appelée à se réduire comme peau de chagrin à mesure que le débat public limite le nombre de ceux qui prétendent ignorer la loi. Interroger les couples contraceptifs redevient, pour les confesseurs, une obligation.

C’en est fini du statut privilégié qui leur avait été accordé en 1842. Le bien commun néo-thomiste – sans parler de dame nature – apparaît dans le débat, et tend à l’emporter sur les motifs individuels. Il reste, malgré tout, aux couples deux lignes de défense encore solides : le clergé paroissial ne tient pas à voir ses ouailles déserter en masse les sacrements et les catholiques qui suivent leur conscience savent souvent trouver l’oreille d’un confesseur ouvert à leurs arguments.

Au nom de la « continuité sans faille »… et de l’ignorance de l’histoire

La prise de position pontificale de 1930 est mieux connue, quoique malaisée encore à situer dans les nouvelles perspectives pastorales de Pie XI22. La nouveauté n’est pas la condamnation : à partir de 1909, Belgique en tête, les épiscopats nationaux ont dénoncé le mal ; à partir de 1916, les avis des dicastères romains rivalisent de rigueur. La position de Pie XI, avec Casti connubii, est un point d’orgue, non une nouveauté. Celle-ci se manifeste par la prise en charge du dossier par le pape, plus d’un siècle après l’ouverture des débats. Rome a parlé. Par la bouche d’un pape infaillible ? On en débat alors. Entre condamnation de l’Action française (1926), règlement de la question italienne avec Mussolini (1929) et concordat avec l’Allemagne (1933), pourquoi le pape intervient-il sur la limitation des naissances ? Pie XI instruit, de nouveau, le dossier du mariage, cinquante ans après Léon XIII. Ces anniversaires jouent un rôle certain23. Son prédécesseur avait condamné le divorce, Pie XI met en cause la contraception. Avec vigueur, voire brutalité. La ligne rigoriste, celle du théologien belge Arthur Vermeersch, l’emporte. La condamnation de la contraception est au cœur de l’encyclique, même si Pie XI, sensible aussi à la promotion du laïcat, tente en contrepartie de jeter les bases d’une spiritualité conjugale24. Et pendant ce temps, Knaus et Ogino ont délimité – enfin ! – les jours féconds et inféconds du cycle féminin. Si bien qu’en 1950, Pie XII peut rappeler, à un congrès de sages-femmes réunis à Rome, que les couples avaient là un moyen efficace pour réguler les naissances. On cria à la nouveauté. Voilà, plus d’un siècle que la Sacrée Pénitencerie avait donné son aval à la pratique. Maintenant, il est vrai, la méthode était fiable, même si elle restait d’usage délicat. Et puis, c’était parole de pape !

1968. Paul VI, dans Humanae vitae, rejette l’usage de la pilule, une nouveauté, en rappelant la condamnation de la contraception par son prédécesseur. La chimie avait fait son apparition, après la science naturelle et la production industrielle, un siècle plus tôt. Il ne faut pas oublier, pour comprendre cette décision, le contexte ecclésiologique, déjà fortement présent en 1930, quand Pie XI veut exalter l’Église romaine qui ne transige pas et faire la leçon aux anglicans. En 1968, ce qui est le plus visible a été le dessaisissement du concile qui devait examiner le dossier. Le plus évident est la volonté de Paul VI de ne pas désavouer Pie XI, son prédécesseur. Un aspect moins connu est l’argument mis en avant par le cardinal Ottaviani : l’existence d’une continuité sans faille de l’Église depuis un siècle et demi, sur le sujet. On a vu ce qu’il en avait été !

Ce qui s’est joué entre 1816 et 1886 demeure embarrassant, déconcertant, voire incompréhensible… et malgré tout capital. Incompréhensible, parce qu’on se trouve en présence d’un évêque-théologien, qui, prenant avis d’un dicastère romain, prend acte de la modernité dans sa réalité la plus quotidienne et propose des solutions qui sont adoptées – y compris la plus révolutionnaire – par une majorité de clercs, ce qui définit une pratique pastorale longtemps dominante dans l’église de France25. La difficulté à comprendre provient moins du choix pris que du régime de régulation catholique, qui se situe aux antipodes de celui qui va prévaloir au xxe siècle et qui se prolonge au xxie.

Déconcertant, parce que l’argumentaire qui se déploie chez Bouvier s’inscrit dans un contexte culturel que nous pouvons juger archaïque (le discours traditionnel sur le sexe26) mais qui prend en compte ce qui est à la racine de la modernité, l’individuation des choix. Plus précisément, le théologien, comme régulateur de l’agir des couples, part de l’inéluctable réalité de leur pratique contraceptive et juge légitimes, sinon les choix, au moins les raisons de leurs choix, parce que leurs décisions se situent dans un contexte éthique où ils agissent en conscience.

Embarrassant aussi – au moins du point de vue de l’institution – car, pour la Sacrée Pénitencerie, en 1842, il n’était pas choquant de voir un évêque prôner la dépénalisation de la contraception et il était normal de l’aider à trouver une solution pastorale qui contourne une condamnation traditionnelle. Comme on le voit, la saisie du problème contraceptif a été prioritairement pastorale, elle n’est que secondement – dans le temps – doctrinale.

Capital pourtant, parce que la pensée actuelle de l’Église catholique sur la sexualité est née de ce qui s’est dit et fait dans la première moitié du xixe siècle sur la limitation des naissances. Humanae vitae n’est en rien un début absolu, mais l’aboutissement d’un siècle et demi de réflexion. Et la crispation catholique sur ce terrain, en grande partie par ignorance de sa propre histoire27, rend très difficile l’éclosion d’une réflexion plurielle – où des catholiques ayant des positions différentes auraient eux-mêmes leur place dans le débat – sur les manières, pour l’homme et la femme, de maîtriser présentement la vie. L’oubli des origines effectives du débat n’est pas pour rien dans une crispation paroxystique qui dessert et l’Église catholique et la société civile et qui conduit à ne faire entendre que les seules positions extrêmes.

Or le débat sur la limitation des naissances et sa gestion par les autorités religieuses depuis près de deux siècles28 restent au cœur d’une réflexion toujours actuelle sur l’Église et la société dans la mesure où elle fait apparaître des tensions durables : choix individuel et normes éthiques ; décision individuelle et visée géopolitique ; sexualité des couples et pratique sexuelle des clercs ; perspective pastorale ou rigidité doctrinale29. Oui, finalement, les censeurs de 2006 avaient de bonnes raisons pour intervenir ! Mais leurs émules devraient, de temps en temps, revisiter une histoire qui mérite d’être mieux connue. Même si ce qui change varie d’un siècle à l’autre. Avec Galilée, il fallait accepter que l’homme et sa terre ne soient plus au centre de l’univers. Avec Malthus, que les hommes soient les seuls animaux qui, peuplant et dévastant inconsidérément la terre, ont la capacité de la détruire ou de la préserver tout en cherchant à aménager leur destin individuel et à prendre quelque plaisir dans cette vie mortelle. Reconnaissons au moins une vertu à l’historien dans l’exercice de ses fonctions : en révélant un passé méconnu, il permet d’éclairer d’un jour nouveau les débats d’aujourd’hui et d’aider à mieux préparer les choix de demain.

  • *.

    Historien, directeur d’études émérite à l’Ephe, ancien président de la section des sciences religieuses.

  • 1.

    Martine Sévegrand, l’Affaire Humanae vitae. L’Église catholique et la contraception, Paris, Karthala, 2008.

  • 2.

    Voir par exemple Allensandro Stella, le Prêtre et le sexe. Les révélations des procès de l’Inquisition, Bruxelles, éd. André Versailles, 2009. Cet ouvrage documenté et polémique illustre bien les paradoxes d’une historiographie savante s’appuyant, pour l’époque moderne, sur les dossiers prolifiques de l’Inquisition, ici mexicaine, et les interrogations que suscite l’actualité.

  • 3.

    Catherine Grémion et Hubert Touzard, l’Église et la contraception : l’urgence d’un changement, Paris, Bayard, 2006. Il émanait de l’association Confrontations, qui prit la suite du Centre catholique des intellectuels français (Ccif) en 1972 pour maintenir une structure de réflexion des intellectuels chrétiens.

  • 4.

    La commission doctrinale était alors présidée par Mgr Jean-Louis Bruguès. On trouvera cette longue note critique sur le net et, plus classiquement, dans La Documentation catholique, 3 décembre 2006, no 2363.

  • 5.

    Claude Langlois, le Crime d’Onan. Le discours catholique sur la limitation des naissances (1816-1930), Paris, Les Belles Lettres, 2005. Jean-Louis Schlegel a rendu compte de cet ouvrage dans le numéro d’octobre 2005 de la revue Esprit.

  • 6.

    Le texte hébreu est moins explicite.

  • 7.

    Même si celui-ci, sans doute au fait de l’état de la critique biblique, se garde de parler directement d’Onan, mais cite saint Augustin faisant référence à Onan.

  • 8.

    Nom donné aux pratiques contraceptives.

  • 9.

    Liguori participe activement aux missions de l’intérieur du sud de l’Italie. Il est évêque et fondateur des Rédemptoristes (1696-1787). Il sera canonisé en 1839.

  • 10.

    Traditionnellement, la Sacrée Pénitencerie servait à absoudre des fautes graves réservées au pape et à accorder des dispenses de mariage, dans la mesure où le droit canon était plus strict sur les empêchements concernant la parenté que le droit civil. Après la Révolution, faute d’instance de régulation nationale, la Sacrée Pénitencerie donne son avis à ceux qui la sollicitent sur d’autres sujets sensibles, comme le prêt à intérêt.

  • 11.

    Date de publication de l’encyclique Casti Connubii, de Pie XI, qui constitue la première prise de position pontificale concernant la limitation des naissances.

  • 12.

    Dans ce système, c’est celui qui interroge (un clerc) qui délimite le sujet à traiter et qui désigne le point posant problème. La réponse reçue (positive ou négative, rarement argumentée), il a aussi la possibilité de la garder par-devers lui ou de la faire connaître. Et encore, de la commenter et de la contester. Au moins au début, dans la période que j’examine.

  • 13.

    Les années Ozanam (1813-1853), celles des conférences de Saint-Vincent-de-Paul, groupement très important de laïcs qui voit le jour dans les années 1830.

  • 14.

    La bonne foi, appelée aussi ignorance invincible, est une notion clé de la perspective éthique traditionnelle. Elle rappelle le primat de la conscience du sujet, même si celui-ci se trompe dans le jugement qu’il porte sur la bonté ou la malignité de ses actes.

  • 15.

    F. Laplanche, la Bible en France entre mythe et critique (xvie-xixe siècle), Paris, Albin Michel, 1994.

  • 16.

    On parle alors d’onanisme conjugal (contraception), pour le dissocier de l’onanisme juvénile (la masturbation).

  • 17.

    La connaissance des lois de nature est le fruit d’une culture scientifique qui conduit à une découverte du rythme de la génération des mammifères.

  • 18.

    Il faudra attendre les années 1930-1940, avec Knaus et Ogino, pour que le cycle féminin soit connu avec précision. Pour le caoutchouc, l’évolution est plus rapide avec l’invention du latex en 1880.

  • 19.

    Parce qu’on s’est empressé, après la mort de Bouvier en 1854, de faire en sorte que la vigueur de ses positions de 1842 et 1849 soit dénaturée.

  • 20.

    L’encyclique ne fait que de brèves allusions aux positions des dicastères romains qu’elle prolonge.

  • 21.

    C. Langlois, le Crime d’Onan, op. cit., p. 359-363.

  • 22.

    L’ouverture en cours des archives de Pie XI pourra procurer quelque lumière aux historiens.

  • 23.

    Comme en fait foi l’encyclique Quadragesimo anno (1931), publiée pour les quarante ans de l’encyclique Rerum novarum (1891).

  • 24.

    Il reste une interrogation concernant les vrais « cibles » de l’encyclique. S’agit-il des « nouveaux théologiens », allemands, influencés par la psychologie moderne et Freud, ou l’église anglicane, qui vient d’adopter à Lambeth une position pastorale qui rappelle celle qui a été promue par Bouvier. Et sur le terrain, qui est prioritairement visé ? Les couples contraceptifs ou les clercs qui légitiment leur position ? Pie XI tient des propos compassionnels – et quelque peu hypocrites – pour les femmes martyres de maternités qui peuvent être mortelles, mais aucune pour des prêtres qui ne prêcheraient pas la bonne doctrine.

  • 25.

    Comme en témoigne un long débat de 1898, évoqué par Martine Sévegrand (les Enfants du bon Dieu, Paris, Albin Michel, 1995).

  • 26.

    Par exemple, tout ce qui concerne le risque de répandre la semence masculine se situe dans le droit fil de la théorie des humeurs, qui renvoie à Galien et à Aristote. Or c’est sur cette base que s’opère rien moins que la condamnation de l’homosexualité, de la masturbation et de la limitation des naissances.

  • 27.

    Ignorance soigneusement entretenue, dans la mesure où toute recherche dans les archives de la Sacrée Pénitencerie est impossible présentement, au prétexte que ce que traitait cette congrégation, qui n’existe plus, a rapport au for interne, alors que l’examen des cas de conscience relève de la pratique courante de la théologie morale et ne met nullement en cause des personnes privées.

  • 28.

    La première réponse à une interrogation de la Sacrée Pénitencerie date de 1816. Courage, le centenaire approche !

  • 29.

    On retrouve dans les années 1960 le même conflit que dans les années 1850 entre visée pastorale et affirmation doctrinale. Dans les années 1850, elle opposait deux dicastères romains. Dans les années 1960, le concile et le pape. Et au lendemain d’Humanae vitae, Rome et les épiscopats nationaux.

Langlois Claude

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