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Dans le même numéro

Patrick Modiano, la sentinelle

novembre 2014

#Divers

C’est à une œuvre de « l’intranquillité », à une « sentinelle » que le prix Nobel de littérature a été attribué cette année ; à un « gardien des traces », celles d’une époque qui forme l’univers de ses romans et qui va de la fin de l’Occupation jusqu’au début des années 1950. Bien mieux qu’une protestation ouverte ou qu’une dénonciation, le sentiment de peur diffuse, d’une angoisse latente qui pénètre les vies perpétuellement « sur le qui-vive » des personnages de Modiano, qu’ils soient coupables ou victimes, est un témoignage, au sens fort du terme – et pas seulement de la littérature. Dans ses romans, les appartements sont loués furtivement, les chambres d’hôtel sont éphémères, et plus sûres quand on ferme portes et volets ; on y préfère habiter le monde « de manière clandestine, en évitant de laisser des traces de sa présence », on choisit des « zones neutres ». Le brouillage permanent de la frontière entre le licite et l’illicite, entre l’illégal et une vraie complicité avec l’occupant, en dit long, lui aussi, sur l’époque trouble à laquelle nous confrontent ses romans, et que les Français ont laissé si longtemps, et si volontiers, dormir…

Le gardien des traces

Cette inquiétude laisse des traces jusque dans les moments heureux de la vie, et marque le style de l’auteur : ainsi la nécessité, pour lui, de l’euphémisme, de la litote, de la retenue. Signes de la « pudeur » des grands classiques, disait Gide ; sans doute ; mais chez Modiano, cette pudeur est prudence : mieux vaut baisser la voix (on ne sait jamais). Il est « dangereux de parler trop fort », et il faut désarmer les dieux, toujours envieux. Les rares joies évoquées par l’auteur, la naissance de sa fille dans Livret de famille1, relèvent de cette intranquillité : quand le narrateur a enfin réussi à convaincre les services de l’état civil d’inscrire l’enfant qui vient de naître, même s’il est tard (ils vont fermer, ce sont des fonctionnaires et puis, comme chez Kafka, les services publics ne sont jamais d’emblée bienveillants…), le commentaire du narrateur soulagé est prudent : « En somme, nous venions de participer au début de quelque chose » : « en somme », « quelque chose » : l’espérance, peut-être ? Mais ce serait tenter le diable que de ne pas choisir ses mots avec quelque méprise…

Oui, Modiano est une sentinelle, sur le qui-vive, toujours ; guetteur des ombres et des fantômes du passé, les suscitant, attendant leur passage. Les traces sont parfois très modestes : un billet, dans la poche d’un enfant gardé par une amie, à laquelle l’ont laissé (abandonné ?) ses parents : « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier2 »… Non, le narrateur n’a pas le choix : il lui faut se souvenir, pour vivre, ou survivre : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir3. » Il lui faut ouvrir des portes refermées depuis longtemps : le livre doit être battant. Il pose, de livre en livre, la question de Gracq, celle de la sentinelle : « Qui vive ? », hanté par le souci d’être un « gardien des traces », une « sentinelle de l’oubli4 », car Dora Bruder, jeune juive, a disparu de manière sinistrement historique. Et tant pis si le passé se dérobe, si les fantômes n’aiment pas trop qu’on les retrouve, si, de livre en livre, tombe la réponse fatidique : « Il n’y a pas d’abonnés au numéro que vous demandez. » L’attente continue, attente d’un coup de fil, d’un être, d’un embarquement ; elle est portée par une persévérance têtue, la patience de ceux qui n’ont rien à perdre, et surtout pas l’espérance. « De la patience. Beaucoup de patience5. » Même sans fil d’Ariane, il faut tenter de mettre du sens ; pas seulement dans la vie passée du narrateur, non, mettre du sens, en général, dans cette grisaille, cette discontinuité, cette superposition fantomatique du présent et du passé, ces hantises. L’univers kafkaïen est proche, mais ce n’est pas le même : car ici, ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir du sens ; mais il n’apparaît pas, il se dérobe, le monde semble livré au hasard ; le sens est brouillé, aussi, par ceux qui y ont intérêt. L’écrivain seul peut faire de ces événements et rencontres aléatoires un tracé, même discontinu.

L’écrivain chez Modiano se fait ainsi le serviteur d’une justice singulière, qui ne réclame aucune vengeance, ni aucun tribunal ; mais que les choses soient dites, enfin, que les êtres reviennent – que le mal fait par certains soit évoqué. Le gardien des traces est patient, et n’entend pas étaler sa colère – qui existe. Déjà sensible pourtant dans Du plus loin de l’oubli, à l’égard de l’indifférence du pouvoir, notamment celui des professionnels de l’image ou de l’information, devant le malheur humain :

J’aurais aimé que cette voix s’éteigne pour de bon. La pensée qu’elle resterait inaltérable à commenter les catastrophes futures me faisait froid dans le dos.

Et colère beaucoup plus violente, dans le dernier livre de Modiano – l’espace d’une parenthèse, simplement (mais quelle parenthèse !), où le narrateur exprime son besoin de « savoir de quel terreau – de quel fumier – je suis issu ».

La nécessité de l’écriture

« Et tout le reste est littérature… » : et si c’était aussi à la nécessité de l’écriture que le prix Nobel venait d’être attribué ? Car l’œuvre de Modiano, au charme si prenant, est littérature par surcroît, de manière presque innée, non par ambition (l’un des personnages de Quartier perdu6, écrivain de romans policiers, n’entendait pas faire « l’effort d’aller jusqu’à la littérature »).

L’extrême singularité d’une quête répétitive dans ses variations imperceptibles dont chacune a produit un livre particulier ; l’impression ressentie par le lecteur de l’exigence intérieure qui a lancé cette recherche du temps perdu ; l’expression très retenue d’une angoisse qui affleure à chaque ligne. Si universalité il y a ici, comme on l’imagine à propos du Nobel, elle vient elle aussi par surcroît – et c’est sa force ; elle passe par l’unicité de cet univers, de ce style, de cette recherche. Ce n’est pas un « devoir de mémoire » – sur la trouble période de l’Occupation et de la persécution des juifs – que le jury a voulu saluer ni l’écrivain incarner ; rien de plus éloigné de l’univers de Modiano que les lois prétendument morales du politiquement correct (même le plus justifié).

L’éthique de cette œuvre est d’abord dans l’épreuve de l’écriture, dans la lecture inquiète, têtue, que fait l’auteur du « livre intérieur », comme le disait Proust, déchiffrement dans lequel il est absolument seul ; livre « dicté par la réalité » même, d’où cette juste impression ressentie par tout lecteur de Modiano de l’authenticité extrême de cet univers « fictif ». Aussi faut-il peut-être interpréter ce Nobel comme un hommage à ce que l’écriture a de plus difficile, de plus humain, de plus vital pour son auteur – et la limpidité du style, étonnant aboutissement d’une oralité difficile, balbutiante, apeurée, en témoigne. Que cet auteur ait presque d’emblée trouvé son public, que ce public se soit sans cesse élargi sans que jamais Modiano ait infléchi son exigence propre, et que, chose plus rare, la personne de l’auteur soit aimée de ce public, voilà qui suffit à montrer que l’universalité, pour affleurer, peut prendre bien des voies – dont les plus singulières. C’est au Breton de Nadja, plus qu’à Proust encore, que l’on songe :

Je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N’est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révélerai ce qu’entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?

Et le même Breton donne la clé de la quête de Modiano :

Qui suis-je ? […] Tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je hante ?

Que l’écriture soit cathartique, nul doute ici. Mais la catharsis produite par le théâtre ou le roman, fût-il autobiographie ou autofiction, est éphémère : heureusement pour le lecteur, qui doit à cette fragilité un repère de plus dans la quête de l’auteur : Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier.

  • 1.

    Patrick Modiano, Livret de famille, Paris, Gallimard, 1977 (rééd. coll. « Folio », 1981).

  • 2.

    Titre de son dernier roman, publié chez Gallimard en 2014.

  • 3.

    P. Modiano, Livret de famille, op. cit.

  • 4.

    Id., Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997 (rééd. coll. « Folio », 1999).

  • 5.

    Id., Livret de famille, op. cit.

  • 6.

    P. Modiano, Quartier perdu, Paris, Gallimard, 1985 (rééd. coll. « Folio », 1988).