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Photo : Callie Gibson
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Les médicaments de la folie

Le traitement médicamenteux de la folie ou de la souffrance psychique a explosé ces dernières années ; en France en particulier, la consommation excessive de psychotropes inquiète. Mais qu’en est-il de la réalité de ces médicaments, de leurs effets ?

Alcool, cannabis, opium, belladone, encens, millepertuis, valériane… Depuis des millénaires, ces plantes ou substances sont utilisées pour soulager les hommes dans leur corps ou dans leur esprit. Il semble ainsi que, de tout temps, les hommes aient eu parfois besoin de béquilles pour mieux supporter les bleus qu’ils ont à l’âme. Et c’est encore le cas aujourd’hui avec, à dire vrai, des produits à la résonance sensiblement moins poétique. La révolution industrielle et la consécration de notre biomédecine occidentale sont en effet passées par là. Les plantes ont peu à peu disparu de la pharmacopée et ce sont maintenant des médicaments qui sont administrés aux patients. Et quel succès ! En 2013, plus de 155 millions de boîtes de médicaments psychotropes ont été achetées dans les pharmacies françaises. Un succès de vente à l’évidence, mais point de succès d’estime. « Psychotropes : le prix de l’overdose française », « Psychotropes : la France doit agir d’urgence », voilà ce qui apparaît à la une des médias.

Pourquoi ce paradoxe ? Et de quoi parle-t-on ? Car ces médicaments sont légion. On compte près de cent molécules relevant de la pharmacopée psychiatrique, molécules utilisées dans des situations cliniques très différentes. En simplifiant à l’extrême, il existe d’une part les médicaments associés aux troubles psychiatriques particulièrement graves comme la schizophrénie ou la maladie bipolaire. On trouve parmi eux les antipsychotiques (anciennement appelés neuroleptiques) et les régulateurs de l’humeur. Il existe d’autre part les médicaments des troubles anxio-dépressifs, regroupant les antidépresseurs, les anxiolytiques, voire les hypnotiques. Il existe enfin une dernière catégorie qui correspond aux substances permettant d’augmenter le contrôle de soi-même. Ces produits sont utilisés dans le traitement de l’hyperactivité avec déficit de l’attention ou dans les addictions.

Que valent ces médicaments ? L’exemple des antipsychotiques

Le premier antipsychotique (neuroleptique) a été découvert en France au début des années 1950. Henri Laborit, chirurgien des armées, teste une nouvelle molécule en tant que produit anesthésique et constate que les patients sont détendus, mais de façon particulière. Ils présentent une indifférence à l’environnement, un « effet de désintéressement ». Il imagine alors que cette propriété pourrait être utile aux patients psychiatriques. Les essais sont vite réalisés, dans des conditions difficilement envisageables aujourd’hui : autoadministration en injection par une psychiatre, tests chez des patients présentant un état psychotique aigu. L’efficacité constatée est parfois spectaculaire, le succès est immédiat.

Malgré la gravité des pathologies considérées1 et le caractère parfois extrême des prises en charge en vigueur (contention, psychochirurgie, coma insulinique, etc.), la représentation populaire des antipsychotiques n’a jamais été très bonne. L’importante filmographie asilaire montre en effet bien souvent des patients somnolents, déambulant sans but, les bras ballants, le visage figé, la bouche ouverte, sous l’emprise d’une tristement fameuse « camisole chimique ». C’est en grande partie injuste, mais compréhensible. Comme tout médicament, les antipsychotiques ont des effets indésirables et quand des posologies importantes sont prescrites, on se rapproche parfois des descriptions précédentes, du moins en ce qui concerne les molécules les plus anciennes. Il est par ailleurs vraisemblable que les psychiatres aient longtemps sous-estimé la mesure de ces problèmes. C’est un phénomène classique en médecine. Un soignant n’a pas envie de voir qu’il est susceptible de faire du mal à ses patients par le biais des médicaments qu’il prescrit. Consciemment, ou plus souvent inconsciemment, les effets néfastes des thérapeutiques sont de ce fait minimisés, tandis que les effets positifs peuvent être magnifiés.

Alors, au bout du compte, ces médicaments sont-ils intéressants pour le patient ? Les études statistiques montrent, sans ambiguïté, une diminution des symptômes délirants et une diminution du taux de rechute. Ce n’est pas rien pour des maladies de cette gravité. Ces études dressent cependant une longue liste d’effets indésirables. L’apport des statistiques s’arrête là : il est impossible de mettre « objectivement » en rapport le poids des bénéfices et celui des risques.

Pour aller plus loin, il est utile de se pencher sur les quelques études qualitatives qui s’intéressent à ce que disent les patients de leur traitement antipsychotique. Les résultats d’une de ces études ont été publiés en 20042. Ils montrent que 1. les patients ont parfaitement conscience des effets positifs et négatifs des produits qu’ils prennent ; 2. les effets positifs sont reconnus, avec, en particulier, le fait de se sentir bien psychiquement ou de constater une diminution, voire une disparition, de symptômes particulièrement oppressants (« Je me sens capable de faire les choses habituelles », « Je me sens bien et en forme la plupart du temps », « C’est un tel cauchemar quand j’ai mes rechutes ») ; 3. les effets indésirables sont explicités avec tout autant de soin : la perte d’autonomie (le médicament doit être pris tous les jours, c’est une forme d’aliénation), la production excessive de salive (« J’ai l’impression de cracher sans arrêt sur les gens »), les sensations vertigineuses (« C’est ridicule, chaque fois que je me lève j’ai peur de tomber, à la fin c’est presque pire que les symptômes »), la sédation (« Tellement léthargique, je ne veux rien faire »), la prise de poids ou, enfin, une impression désagréable indicible que provoque le médicament (« Je ne peux pas l’expliquer… Je me sens juste terriblement mal », « Je ne me sens pas moi-même »).

Au bout du compte, on retrouve le dilemme propre à la plupart des maladies graves : le traitement est un progrès incontestable, il apporte cependant son propre lot de désagréments, parfois insupportables. Il appartient alors, dans chaque cas particulier, au médecin et à son patient de faire la part des choses et de choisir la meilleure option en termes de dose, de choix de molécule, etc. Ce dialogue est cependant plus compliqué quand il s’agit de patients psychotiques, dont la voix peut être moins audible ou en tout cas potentiellement moins prise en compte.

Que valent ces médicaments ? L’exemple des antidépresseurs

Si l’on exclut les plantes médicinales comme le millepertuis, ou les substances stimulantes comme l’amphétamine, le premier médicament antidépresseur est à l’origine un antibiotique. En 1951, deux pneumologues new-yorkais testent l’isionazide chez leurs patients tuberculeux et s’étonnent de l’effet de la substance, qui peut provoquer « un état subtil de stimulation générale. […] Les patients montrent une vigueur retrouvée, qui a même conduit parfois à des incidents d’ordre disciplinaire ». Un an après, le psychiatre parisien Jean Delay, à l’origine des essais sur le premier antipsychotique, publie l’article princeps étudiant l’effet de l’isionazide dans la dépression. Depuis, de nouvelles molécules aux effets discrètement différents n’ont pas cessé d’être régulièrement mises sur le marché avec, en particulier, l’arrivée en 1988 de la fluoxétine, plus connue sous son nom commercial de Prozac. Les antidépresseurs deviennent alors un phénomène de société, étudié avec attention par les sciences humaines et sociales et largement commenté dans la presse.

Les antidépresseurs continuent aujourd’hui de défrayer la chronique. C’est notamment leur efficacité qui est mise en question, que ce soit dans le milieu ultraspécialisé des revues scientifiques internationales ou dans les médias généralistes nationaux. De quoi s’agit-il ?

Pour qu’un antidépresseur ait une autorisation de mise sur le marché, il faut qu’il montre sa supériorité par rapport à un placebo dans plusieurs essais randomisés réalisés en double aveugle (« randomisé » signifie que l’allocation du médicament actif ou du placebo est faite au hasard, « double aveugle » traduit le fait que ni le patient ni son médecin ne savent quel est le résultat de ce tirage au sort). Cette méthodologie conduit en théorie à des résultats faciles à interpréter : si l’essai est positif (c’est-à-dire si le médicament a un effet statistiquement supérieur au placebo), alors la molécule administrée a bel et bien un effet antidépresseur (à l’erreur statistique près, c’est-à-dire 5 %). En théorie toujours, les antidépresseurs présents sur le marché devraient donc avoir une efficacité indiscutable (au risque statistique près). En pratique, comme souvent, le diable est dans les détails. Ainsi, à partir des effets secondaires ressentis par le patient, le médecin est susceptible de reconnaître s’il prend le placebo ou la substance présumée active et, de ce fait, consciemment ou inconsciemment, il est susceptible de surévaluer l’efficacité du médicament testé. Certains disent également que les différences trouvées entre antidépresseurs et placebo sont statistiquement significatives, mais pas cliniquement pertinentes et en tout cas peu intéressantes au regard de l’importance des effets indésirables.

Pour les patients présentant des états dépressifs sévères, ces critiques ne semblent pas en mesure de remettre en question les différences sensibles que l’on observe entre antidépresseurs et placebo. Pour les patients présentant des états dépressifs légers, la question est posée. Ou tout au moins, l’effet de l’antidépresseur est peut-être différent du placebo, mais on ne peut pas dire que l’un est réellement préférable à l’autre (surtout quand on tient compte des effets indésirables).

Tout cela ne nous dit pas quels sont les effets des antidépresseurs chez un patient déprimé. Ces produits rendent-ils « heureux », comme cela a été si souvent écrit (« la pilule du bonheur ») ? Quelques études qualitatives relevant d’une approche phénoménologique ont été réalisées sur des échantillons de patients prenant des antidépresseurs dits de deuxième génération (dont la fluoxétine/Prozac a été longtemps le chef de file). Les patients parlent d’abord de soulagement3 :

Si une situation est stressante, dérangeante ou excitante, je sens quelque chose qui me retient doucement, comme une main sur mon épaule, qui me force à mettre la situation un peu à distance.

Je me sens plus sûr de moi et de ce fait je peux interagir davantage ; je n’ai plus à mettre tant d’énergie pour me préserver ou me protéger.

Avant le Prozac, j’étais un peu comme une grosse éponge, j’étais impuissante, je m’imprégnais de n’importe qui, de la douleur de tout le monde.

Dans la même ligne, ils évoquent un sentiment de mise à distance :

Je peux « entendre » l’angoisse crier quelque part en moi, mais elle est étouffée, comme si quelqu’un avait mis en place une fenêtre insonorisée.

J’ai un monologue qui tourne dans ma tête : « Voilà ce qui se passe pour moi en ce moment. Cette personne vient d’être virée et je devrais vraiment me sentir angoissé pour ça, mais je ne le suis pas et je me demande pourquoi. »

Je perds un aspect de mon humanité, je perds une connexion.

À propos du sexe :

Je me sens comme si j’avais une banane en plastique. C’est comme si je savais qu’elle est là, je peux la sentir, mais c’est presque comme si ça appartenait à quelqu’un d’autre, comme si quelqu’un avait mis un produit anesthésique dessus.

Enfin, ils témoignent d’une impression de manque :

Je ne suis pas pleinement actif dans ma vie, j’ai l’impression. Je ne suis pas entièrement là. Peut-être que je suis là à 90 %, mais peut-être que c’est le top 10 % qui est le plus amusant.

Ces dires de patients montrent avec beaucoup de finesse comment les effets thérapeutiques d’un médicament psychiatrique peuvent parfois être tout autant considérés comme des effets néfastes. Voici pourquoi la décision de prescrire un médicament antidépresseur dépend en tout premier lieu du niveau de souffrance de la personne que l’on a en face de soi, du soulagement qu’elle recherche et des effets indésirables qu’elle est prête à accepter. Mais il n’y a en fait rien d’extraordinaire à cela, c’est même la règle de toute décision thérapeutique. Au bout du compte, les « médicaments de la folie » seraient-ils si différents des autres médicaments ? Pas si sûr. Peut-être cette impression relève-t-elle de l’idée reçue. Une étude a ainsi montré qu’en comparaison aux médicaments cardiologiques, la presse s’intéresse plus aux effets indésirables qu’aux effets positifs quand elle se penche sur des médicaments psychiatriques4.

Pourquoi n’aimons-nous pas les médicaments psychiatriques ?

Dans les enquêtes d’opinion sur la perception des psychotropes en population générale5, la peur d’une perte de contrôle est souvent mise en avant. Difficile de penser cependant que cette explication soit totalement pertinente. L’alcool est en effet bien connu pour induire également une perte de contrôle, mais celle-ci reste en général mieux accueillie. La peur de la perte de contrôle sous médicament pourrait être plus insidieuse. Dans de nombreuses fictions littéraires ou cinématographiques, des prescriptions larga manu de psychotropes sont implicitement ou explicitement encouragées à des fins de contrôle social. Si l’histoire a montré que ce contrôle social médicamenteux pouvait être réalité, il est bien difficile à imaginer dans un pays démocratique comme la France. Cependant, de telles dérives pourraient apparaître sans qu’il n’y ait de volonté clairement identifiée pour y parvenir. Sous prétexte d’intentions en apparence fort charitables, on pourrait ainsi envisager une généralisation de l’usage des antipsychotiques en prison ou encore pour les populations de sans domicile fixe, voire en maisons de retraite, etc. Toutefois, l’objectif ne serait pas tant de soigner que de contenir et de normaliser des comportements. Ce qui, pour le moins, n’est pas recommandable.

De façon un peu moins dramatique, c’est peut-être moins le spectre d’un état tyrannique et dispensateur de substances psychoactives qui est craint, que celui d’une société devenue folle, perdue dans une fuite en avant productiviste, à un rythme tel que beaucoup n’arrivent plus à suivre. Le recours au médicament psychotrope, en apparence volontaire, serait en fait la résultante d’une dérive de la société. Des auteurs féministes pointent à ce propos que les femmes étant les plus exposées à cette pression sociétale, ce sont elles qui consomment le plus d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Ce que confirment les enquêtes d’usage : à âge équivalent, elles en consomment deux fois plus que les hommes.

Une autre source d’appréhension vis-à-vis des médicaments psychiatriques vient de leur nature chimique. Beaucoup d’entre nous ont du dégoût ou de la peur pour tout ce qui relève du « chimique ». Peut-être parce que le caractère antinaturel de la chimie nous met en porte à faux avec nos représentations intimes et profondes de la réalité. Paradoxalement, nous n’aimons pas les médicaments car non seulement ils sont chimiques, mais ils sont en outre efficaces, voire parfois indispensables à la survie. Cette efficacité nous oblige à considérer que la vie, notre vie, est tributaire de substances inertes à la composition toute simple. Notre vie n’est donc peut-être pas un phénomène si mystérieux, si magique.

Pire encore, les médicaments psychotropes démontent que la chimie peut avoir une emprise sur notre vie psychique. Il y a là une atteinte narcissique considérable, voire une atteinte à des croyances qui nous structurent profondément. Comment imaginer en effet que la chimie puisse avoir une action sur notre âme, par définition immatérielle ? On comprend alors mieux pourquoi les substances psychotropes « naturelles » et licites, l’alcool par exemple, soient finalement mieux considérées, car elles font partie de notre imaginaire et ne mettent pas en danger nos convictions intimes.

Dans le même ordre d’idée, le médicament est un produit industriel :

Je prends le même que mon voisin ou que mon collègue de bureau alors que moi, sujet pensant, je suis unique dans ce qui fait ma détresse psychique.

Il est quelque part indigne d’être soulagé dans son intimité psychique par une substance produite à la chaîne. D’autant que le psychotrope fait l’objet, en France, d’une consommation de masse. Nous ne sommes peut-être pas les « champions du monde » comme on l’entend souvent, mais nous sommes tout de même dans le peloton de tête, sans que l’on ne sache d’ailleurs vraiment l’expliquer. Il est en tout cas établi qu’un nombre important de Français ont une consommation injustifiée de psychotropes. C’est en particulier le cas des sujets âgés, gros consommateurs d’anxiolytiques. Que pourrait-on répondre à ces craintes ?

Le risque de contrôle social existe, certes. Il faut donc être vigilant, dénoncer les dérives et encadrer les prescriptions sensibles. Les conflits d’intérêts financiers des médecins doivent être limités et déclarés publiquement (ce que j’ai d’ailleurs fait en début d’article). Les publicités des médicaments doivent être contrôlées.

Quant à l’argument selon lequel la société génère une bonne partie de la souffrance psychique, on lui opposera l’impossibilité de laisser les patients dans leur souffrance. Le médecin devrait-il s’abstenir de prescrire pour ne pas être complice d’une dérive sociétale ? En pratique, c’est intenable. Ce serait comme renoncer à prescrire des antidiabétiques oraux, sous prétexte que le diabète « gras » résulte d’une « malbouffe » généralisée.

Quant à l’aversion compréhensible pour la chimie, elle ne doit pas empêcher, de façon pragmatique, de soigner des personnes qui en ont besoin.

Enfin, à propos de la consommation de masse, avec un peu de provocation, on pourrait se demander si cette consommation est réellement abusive. Car s’il est des excès, il existe également bon nombre de Français en souffrance, sans aucune prise en charge.

En réalité, le scandale n’est pas là. Oui, le médecin doit pouvoir proposer une solution à ces patients. Mais pourquoi cette solution serait-elle médicamenteuse alors qu’il existe une alternative évidente : le traitement par la parole, la psychothérapie ? Elle est efficace dans un grand nombre de situations. Elle respecte la singularité du sujet. De plus, elle est plébiscitée dans les enquêtes d’opinion. Alors pourquoi s’acharne-t-on à prescrire ? Premier élément de réponse, évident : parce que les psychothérapies sont mal remboursées et difficiles d’accès. Mais ce n’est pas la seule explication. Il est étonnant de voir à quel point un nombre non négligeable de patients sont résistants à l’idée de s’engager dans une psychothérapie et préfèrent finalement l’option médicamenteuse. Si nous méprisons la chimie, nous avons peut-être encore plus de réticence à être confrontés à nos problèmes et surtout à ce qui est susceptible de les sous-tendre.

* * *

Depuis la Grèce antique, on s’interroge sur qui, du philosophe ou du médecin, doit traiter les maladies de l’âme. À cette époque, les classifications étaient bien sûr différentes. En plus de l’épilepsie et de l’hystérie, on distinguait trois grands types de troubles relevant de la « folie » : la phrénitis (méningite ou encéphalite, maintenant considérées comme des affections neurologiques), la manie (accès aigu de schizophrénie ou de psychose maniaco-dépressive) et la melancholia (épisode dépressif isolé). Phrénitis et manie étaient à l’évidence à réserver au médecin. Ainsi, à propos de la manie, le médecin romain Caelius (ve siècle après J.-C.) constate :

se trompent enfin aussi ceux qui pensent que la maladie est essentiellement une maladie de l’âme, et secondairement du corps, car aucun philosophe n’a jamais guéri cette maladie.

Au contraire, la melancholia interroge. Ainsi, Aristote se demande :

Pourquoi tous les hommes exceptionnels dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts sont-ils manifestement des mélancoliques6 ?

Cette vision des choses reste pertinente aujourd’hui. Il existe des maladies psychiatriques qui, à l’évidence, ne peuvent être prises en charge par la simple parole. Il existe aujourd’hui des « médicaments de la folie » qui améliorent sensiblement l’état des patients qui souffrent de ces troubles. Et même si c’est parfois au prix d’effets indésirables particulièrement gênants ou de risques de dérive de prescription, on ne peut nier l’intérêt de ces produits. À l’opposé, certains troubles psychiatriques interrogent. S’ils correspondent bien à des sujets en souffrance, ils n’en apparaissent pas moins comme l’expression d’un mal-être plus complexe, que l’on ne sait pas bien gérer. Faut-il changer la société qui est susceptible de les induire ? Faut-il que les patients en parlent avec quelqu’un préparé à cela ? Faut-il succomber à la facilité de la chimie ? Encore faudrait-il avoir le choix. Et on ne peut à ce stade que s’insurger contre cette injonction collective et paradoxale qui se scandalise systématiquement des niveaux spectaculaires de prescriptions de médicaments psychotropes et qui, en même temps, refuse obstinément de prendre en charge convenablement les traitements par la parole, pourtant reconnus pour leur efficacité.

  • *.

    Professeur à la faculté de médecine de l’université Paris-Sud, membre de l’Académie nationale de médecine. L’auteur a été membre de la Commission de la transparence de la Haute Autorité de santé (instance proposant le niveau de remboursement des médicaments en France). En plus de son activité universitaire et hospitalière, il est actuellement consultant en méthodologie et en statistique auprès de l’industrie pharmaceutique.

  • 1.

    Un état psychotique aigu peut être d’une violence considérable pour celui qui le vit. C’est peut-être Henri Michaux qui le fait le mieux ressentir dans Misérable miracle (Paris, Gallimard, coll. « Poésie Gallimard », 1991), livre qui relate son expérimentation de la mescaline : « une situation telle que cinquante onomatopées différentes, simultanées, contradictoires et chaque demi-seconde changeantes, en seraient la plus fidèle expression ».

  • 2.

    R. Carrick et al., “The Quest for Well-Being: A Qualitative Study of the Experience of Taking Antipsychotic Medication”. Psychology and Psychotherapy. Theory, Research and Practice, no 77, 2004, p. 19-33.

  • 3.

    J. Teal, « Nothing Personal: An Empirical Phenomenological Study of the Experience of “Being-on-an-Ssri” », Journal of Phenomenological Psychology, vol. 40, 2009, p. 19-50.

  • 4.

    A. Hillert et al., “Psychopharmacological Drugs as Represented in the Press. Results of Systematic Analysis of Newspapers and Popular Magazines”, Pharmacopsychiatry, 29, 1996, p. 67-71.

  • 5.

    O. Benkert et al., “Public Opinion on Psychotropic Drugs. An Analysis of the Factors Influencing Acceptance or Rejection”, Journal of Nervous and Mental Disease, 1185, 1997, p. 151-158.

  • 6.

    Claude Quétel, Histoire de la folie. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2009.

Bruno Falissard

Pédopsychiatre et biostatisticien -, né le 17 octobre 1961.

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