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L’aveuglement au désastre. Le cas des crises financières (entretien)

mars/avril 2008

#Divers

Les crises financières se suivent et se ressemblent. On les découvre pourtant, quand elles arrivent, de manière soudaine, comme si elles étaient tout à fait inattendues ! Pourquoi des crises répétées paraissent-elles toujours imprévisibles ? Bien qu’elles apparaissent comme un trait caractéristique de l’économie contemporaine, on n’accorde pas assez d’attention à ce qu’elles révèlent du fonctionnement des marchés.

Esprit – L’affaire des subprimes intervient après une série de crises financières des années 1990 et du tournant 2000 – crise immobilière au Japon, bulle internet, crise asiatique… – qui a montré la place désormais centrale de la finance dans l’économie mondiale. Le paradoxe d’une telle crise est qu’elle surgit de manière inattendue, comme une surprise, alors qu’il semble rétrospectivement possible de la situer dans la continuité de phénomènes précédents et dans une lecture d’ensemble de l’évolution du capitalisme. En outre, les mécanismes de la crise relèvent d’une description qui n’a rien d’inédit. Comment une crise peut-elle être inattendue tout en obéissant à des mécanismes qui se répètent ?

André Orléan – Ce qui fait le cœur de ce paradoxe, c’est l’incapacité énigmatique des marchés financiers à tirer les leçons d’une histoire pourtant saturée en emballements spéculatifs aux conséquences désastreuses. Lorsque domine l’euphorie financière, l’idée que la croissance des prix ne saurait être infinie et qu’un retournement à la baisse ne peut manquer d’advenir semble une hypothèse lointaine, de probabilité négligeable et, pour ces raisons, impuissante à provoquer les réactions de prudence qui s’imposeraient. Aussi, à chaque fois, est-ce avec la même surprise que le surgissement de la crise est accueilli.

Pour qualifier cette pathologie, certains analystes mettent en avant une mémoire financière insuffisante ; d’autres parlent plus crûment d’un « aveuglement au désastre ». Dans tous les cas, on observe ce paradoxe d’une crise qui apparaît ex post comme prévisible et pouvant être évitée alors même que jamais ex ante on ne réussit ni à la prévoir, ni à la prévenir ! Certes, une fois que la crise est là, on ne manque pas de déclarations sur le thème du « on ne nous y reprendra plus » mais, quelques années plus tard, tout recommence à l’identique démontrant l’inefficacité de ces bonnes résolutions. Comment cela est-il possible ? Pourquoi cette mémoire défaillante et cet aveuglement ? Comment ce qui devrait pouvoir être prévenu ne l’est jamais ? Et ceci dans un monde, celui de la finance, où règnent les calculs mathématiques les plus complexes qui passent, aux yeux de nombreux observateurs, pour l’expression de la plus haute rationalité.

Pour comprendre cette impuissance de la raison à faire valoir modération et prudence lorsque cela est le plus nécessaire, il faut prendre la mesure des forces qui s’y opposent. D’abord, à l’évidence, les profits rapides que permettent les périodes d’euphorie rencontrent puissamment l’intérêt personnel des investisseurs. D’autant, comme l’ont encore illustré les déclarations récentes du trader Jérôme Kerviel, que le gain signifie bien plus qu’une somme de monnaie. Ce qui est en jeu, c’est toute l’existence du spéculateur. Il s’agit de montrer au monde sa valeur, la justesse de ses jugements comme de ses engagements. On comprend alors que l’hypothèse d’un retour à la normale ne soit pas particulièrement appréciée. Mais, l’essentiel n’est pas là. Elle est dans la pression de l’opinion financière qui vient fortement soutenir la propension des uns et des autres aux dérives spéculatives. En effet, n’oublions jamais qu’un marché financier est une puissance morale qui propage dans tous les esprits la foi dans la légitimité de ses évaluations. Dès lors comment oser critiquer la hausse des cours ? Le marché a toujours raison et il convient de s’incliner devant ses verdicts.

Pour prendre toute la mesure de cette pression morale, il n’est que de constater ce qu’il arrive aux voix discordantes. Les voilà vilipendées et ostracisées. Comme l’a écrit Keynes à propos des marchés boursiers : « La sagesse universelle enseigne qu’il vaut mieux pour sa réputation échouer avec les conventions que réussir contre elles1 ». À la bourse comme ailleurs, les prophètes de malheur ne sont pas les bienvenus. On ne veut pas les entendre. De quel droit vouloir tuer la poule aux œufs d’or ? Quelle perversité cachée peut les conduire à de telles déviances ? On retrouve ce même argumentaire à l’occasion de toutes les bulles financières comme l’a montré John K. Galbraith dans sa Brève histoire de l’euphorie financière2. D’ailleurs n’y a-t-il pas quelque chose de scandaleux à mettre sur le même plan le jugement d’un seul et celui de l’ensemble des intervenants ? Comme pourrait-il être possible qu’une multitude d’investisseurs intelligents et informés puissent se tromper tous ensemble ? C’est un trait spécifique des époques dominées par la finance qu’on y célèbre le conformisme et « la sagesse des foules » pour reprendre le titre d’un livre récent dédié à cette célébration3. Soulignons que la théorie financière elle-même apporte son écot à cette construction en professant que le marché ne se trompe jamais, ce qu’on appelle la théorie de l’efficience financière. Certains théoriciens contestent même qu’il y ait eu des bulles.

Devant de telles forces coalisées, l’argument de prudence est de peu de poids, pour ne pas dire totalement impuissant. Dès lors qu’autour de vous, tout vous pousse à agir conformément à ce que votre intérêt immédiat vous dicte, on voit mal comment les acteurs pourraient résister. Imaginons un gérant de Sicav qui, en pleine bulle Internet, aurait conseillé d’éviter le secteur des nouvelles technologies. Il aurait immédiatement perdu tous ses clients. Ajoutons que, pour convaincre les esprits sceptiques, le conformisme de place a un autre argument de poids lié à un trait spécifique du monde économique, à savoir son incertitude radicale. Peut-on être absolument sûr que ce retournement des cours maintes fois constaté se produira cette fois-ci ? En quoi le passé est-il un guide fiable pour l’action d’aujourd’hui ? La bulle Internet, avant d’éclater, a beaucoup été favorisée et défendue avec l’idée que l’économie était entrée dans « une nouvelle ère » de telle sorte que les règles et régularités anciennes seraient devenues caduques. Ainsi a-t-on prophétisé à l’époque la fin des cycles, de l’inflation et la possibilité de cours structurellement élevés du fait d’un amoindrissement permanent du risque et de l’aversion au risque. On retrouve un argument similaire quelques jours avant le krach de l’automne 1929 sous la plume du grand économiste Irving Fisher : « Les cours des actions ont atteint ce qui semble devoir être un haut niveau permanent4. » Or, il est toujours délicat d’aller contre l’esprit du temps. On est vite taxé d’esprit rétrograde, imperméable aux transformations contemporaines et mis sur la touche.

À l’issue de cette analyse, le paradoxe d’une crise ex post toujours prévue et ex ante jamais évitée se trouve partiellement élucidé. Ces réflexions nous font comprendre que c’est par le jeu d’une complète illusion rétrospective qu’on a pu être amené à croire que la crise aurait pu être évitée. Cette illusion plonge ses racines dans une conception inadéquate de la puissance des idées selon laquelle une idée vraie, en l’occurrence celle qui nous dit que le retournement des cours est inéluctable, ou encore que « les arbres ne montent pas au ciel » pour reprendre un dicton boursier, devrait nécessairement finir par l’emporter et conduire les investisseurs à la prudence. Or, une idée qui n’a pour elle que sa seule vérité intrinsèque ne peut rien contre la puissance des intérêts et des affects qui sont investis dans l’euphorie financière. Pour que la catastrophe soit effectivement évitée, il faut que cet évitement mobilise des forces et des intérêts autrement plus puissants que le seul énoncé d’une proposition par nature contestable, comme le sont tous les énoncés rationnels. Autrement dit, si la catastrophe n’est pas évitée, c’est parce qu’il est dans l’intérêt de tous les acteurs qu’il en soit ainsi. La lutte est trop inégale entre un intérêt futur, c’est-à-dire hypothétique et virtuel, et l’intérêt présent, qui, lui, se fait connaître à l’individu sur le mode impératif. Comme le défend Jean-Pierre Dupuy, c’est seulement lorsque la crise apparaît à tous comme absolument présente que peuvent entrer en action les forces capables d’y faire obstacle. Cela est vrai en finance comme ailleurs.

De la gestion du risque à la catastrophe

Le facteur déclenchant de la crise des subprimes – l’impossibilité de ménages peu solvables de rembourser des emprunts dont les taux s’alourdissent au fil des mois – montre un relâchement des normes de crédit. Les banques, en d’autres termes, ont pris de trop grands risques. À partir de quel moment passe-t-on ici du risque à la catastrophe ? Le risque est intégré dans les stratégies économiques financières : sans cette dimension du risque, il n’aurait pas été utile de développer des outils financiers comme la titrisation, qui permet une diffusion du risque. Est-ce une question de seuil ? de changement de la conception du risque ? de passage qualitatif dans autre chose ?

Le risque est, en effet, une donnée de base de l’industrie financière. Sous sa forme la plus simple, le risque d’un portefeuille a pour origine les fluctuations des prix des divers titres qui le composent. Plus elles sont grandes, à la hausse comme à la baisse, plus la valeur du portefeuille est susceptible de connaître d’importantes variations, plus, en conséquence, le risque subi est élevé.

Pour gérer efficacement l’exposition au risque, une donnée joue un rôle essentiel : le lien existant entre les fluctuations de prix des divers instruments financiers, ce qu’on appelle leur corrélation. En effet, si un investisseur achète deux titres qui sont tels que lorsque le prix de l’un augmente, le prix de l’autre diminue, situation dite de corrélation négative, alors les risques s’annulent et la valeur globale du portefeuille se trouve stabilisée. La corrélation est dite positive quand les titres ont des prix qui varient dans le même sens. Dans une telle configuration, pour diminuer le risque global, il convient de combiner une position acheteuse sur l’un et une position vendeuse sur l’autre. On comprend alors que la mesure des corrélations ait fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des intervenants de marché. C’est la première étape de toute stratégie financière.

Dans l’espace ainsi spécifié du risque, à savoir celui des fluctuations de prix des actifs financiers, la crise se singularise par deux spécificités fortes. C’est, d’une part, un événement rare, voire quelquefois même extrêmement rare. Par exemple, on est confronté à une baisse du prix de tel actif non seulement jamais observée dans le passé mais dont l’amplitude est hors de proportion avec ce qu’on avait connu jusqu’alors. Ce qui veut dire qu’elle échappe aux mesures statistiques fondées sur l’observation des évolutions moyennes. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui rend la crise si spécifique et si difficile à gérer, c’est le fait qu’elle provoque une brutale modification des corrélations elles-mêmes. Autrement dit, c’est la structure même du risque qui se trouve modifiée d’une manière qualitative. Cela a un effet dramatique car les stratégies de couverture, fondées sur l’hypothèse d’une stabilité des corrélations, peuvent devenir totalement inefficaces, sans que l’investisseur en prenne conscience immédiatement. Soudainement, l’exposition globale au risque va se trouver démultipliée, d’une manière totalement imprévue, par l’addition de risques qui d’ordinaire se retranchent ou ne sont pas corrélés. Si l’on cumule les effets d’une variation hors normes des prix (événement rare) et d’une sommation inattendue des risques (mutation qualitative de la structure du risque), on comprend que l’on puisse atteindre des montants globaux de perte faramineux, mettant en danger la solvabilité de certaines institutions financières.

Une illustration exemplaire d’une telle situation nous est donnée par le fonds spéculatif Long Term Capital Management (Ltcm) à l’été 1998. Sa stratégie avait pour fondement la corrélation positive, observée sur longue période, existant entre le prix des bons du trésor les plus récemment émis (on the run) et celui des bons émis précédemment (off the run). Constatant, entre ces deux prix, un écart supérieur à celui qui était communément enregistré par le passé, ce fonds a parié sur la disparition de cette anomalie, autrement dit sur un retour à la normale. Il s’est porté acheteur sur l’un et vendeur sur l’autre. Calculée sur la base des corrélations historiques, cette stratégie n’impliquait qu’un risque limité. Mais c’était sans compter sur la crise russe de l’été 1998 (événement rare, mais non pas extrêmement rare). En effet, cette crise a modifié en profondeur la donne en produisant une décorrélation de ces deux prix aussi brutale que totalement imprévue si l’on songe à l’extrême similitude des deux titres en question. Il s’en est suivi des pertes d’autant plus inouïes que ce fonds avait investi dans cette affaire des montants énormes, obtenus auprès des banques. Cela conduisit à la quasi-faillite de Ltcm. Notons qu’une fois la crise passée, les corrélations ont repris leur ancienne structure et la divergence a été éliminée confirmant la « justesse » du pari initial de Ltcm.

La contagion du soupçon

Si, comme le défend votre analyse, la mutation qualitative de la structure des risques est au fondement de la catastrophe financière, un point demande alors à être explicité : par le jeu de quel processus financier une telle mutation se produit-elle ?

Selon nous, c’est la contagion du soupçon qui joue ce rôle essentiel en provoquant une quête effrénée de liquidité. Pour le comprendre, il n’est que de considérer la crise des subprimes. Elle nous offre l’exemple d’une série de contagions en cascade par lesquelles des difficultés originellement limitées au seul crédit immobilier américain de type subprime se diffusent à l’ensemble de la planète financière. L’étape essentielle de ce processus a été la titrisation. Comme on le sait, les banques qui ont accordé ces crédits immobiliers douteux, les ont transformés en titres (Abs pour Asset-Backed Securities) puis, grâce aux notes élevées accordées par les agences de notation, les ont revendus à des fonds d’investissement. En conséquence, la défiance s’est propagée aux détenteurs de ces titres et, par cette voie, aux marchés sur lesquels ces fonds intervenaient, c’est-à-dire finalement tous les marchés. Or, qui dit défiance en matière financière, dit préférence exacerbée pour la liquidité, c’est-à-dire préférence pour les titres considérés comme les plus sûrs, les autres connaissant un rejet qui peut être brutal. C’est ce qu’on appelle en langage technique une « fuite vers la qualité » (flight to quality). Elle a pour conséquence immédiate de faire croître les prix des titres, très peu nombreux, jugés liquides par la communauté financière, et de faire décroître le prix de tous les autres, considérés par l’opinion financière unanime comme ne satisfaisant pas aux nouvelles exigences de liquidité. C’est ainsi qu’émerge une nouvelle structure de corrélations.

Mais, alors que les corrélations de longue période reflètent les fondamentaux de l’économie, au premier titre la profitabilité réelle des actifs, cette structure nouvelle est l’effet du seul jugement collectif de liquidité tel que la panique l’engendre et la propage. La crise de Ltcm distinguant entre les bons du trésor les plus récemment émis et ceux émis précédemment montre combien ce jugement peut être arbitraire et imprévu. Dans le cas de la crise des subprimes, la catégorie des titres rejetés contient, outre les crédits subprimes eux-mêmes et tous les titres qui leur sont directement liés, du type Abs, les autres crédits hypothécaires, les obligations d’entreprise, les dérivés de crédit et les actions, même au-delà des entreprises immobilières et financières. Notons que si tous ces prix ont baissé, ils l’ont fait dans des proportions diverses. Pour certains, jugés particulièrement exposés, le marché s’est même totalement arrêté faute d’acheteurs. Leur prix vaut alors zéro ! Les titres ayant vu leur prix augmenter sont beaucoup plus rares puisqu’ils doivent faire preuve d’une absolue liquidité. Il s’agit pour l’essentiel des obligations d’État si l’on met à part les actifs étrangers comme les matières premières et les actions des pays émergents.

Lorsqu’on fait le bilan, il s’en faut de beaucoup que les gains compensent les pertes. In fine, on observe une vague de dévalorisations qui, parce qu’elles sont conduites sous l’aiguillon de la suspicion généralisée, débouche sur une perte de richesse globale bien supérieure à la perte réelle telle que nous la livre l’analyse fondamentale. Mais il faudra attendre le retour à la normale, ce qui peut prendre un temps conséquent, pour que le marché entérine cette analyse. Dans le cas de la crise de 1929, il a fallu attendre vingt-cinq ans pour que les titres retrouvent leur cours d’avant la crise. Avant cela, durant le temps où prévaut la dynamique de crise, ces dépréciations apparaissent aux yeux des investisseurs comme autant de nouvelles incitations à se protéger en cherchant la liquidité la plus absolue, la moins sujette à dépréciation.

Une réaction disproportionnée au risque

Cette analyse de la catastrophe, de ses processus et de ses résultats, est-elle limitée au seul domaine financier ? Ne doit-on pas considérer la contagion du soupçon comme un trait qu’on retrouve dans de nombreuses situations de crise ?

En effet, il ressort de l’ensemble de ces réflexions un modèle de catastrophe qui peut servir de guide à une réflexion dépassant le seul cadre des phénomènes financiers. L’enjeu de la catastrophe, c’est l’effondrement des différenciations sociales qui assurent, en régime permanent, la stabilité du système. En matière financière, il s’agit des hiérarchies financières qui construisent une structure de corrélations pérenne permettant aux agents de gérer efficacement leur exposition au risque. C’est autant de références sur lesquelles s’appuient les investisseurs pour affronter l’incertitude économique avec une relative confiance.

Le moteur de la catastrophe, c’est la contagion de la défiance. En soumettant tous les marchés à un même jugement de liquidité, elle fait entrer le système en résonance. Sous sa forme la plus extrême, cela conduit à une carte cognitive singulièrement appauvrie puisqu’elle ne distingue plus qu’entre les titres dont la liquidité est assurée, qui sont recherchés, et les autres, qui sont rejetés. Il s’ensuit l’apparition d’un risque dit systémique qui peut conduire à la destruction du système financier par faillites des établissements incapables de renouveler leur crédit, à moins que n’intervienne la Banque centrale pour injecter de la liquidité et soutenir les établissements fragilisés.

Ce modèle de contagion par la défiance nous donne à voir une logique proche de celle que les physiciens considèrent sous le nom de « transition de phase ». Il s’agit là comme ici d’une synchronisation des comportements individuels provoquant une mutation macroscopique de nature qualitative, ce que les mathématiciens appellent une « bifurcation ». Cependant, à la différence de la physique, pour ce qui est des relations entre individus, la transition de phase ne conduit pas nécessairement à un état viable. En effet, dans les systèmes sociaux complexes, à division du travail intensive, la défiance généralisée paralyse l’activité en couplant de manière autoritaire tous les comportements individuels, en écrasant la diversité naturelle des opinions dont cette division du travail se nourrit. L’unisson du soupçon s’analyse, en conséquence, comme un appauvrissement radical de complexité.

Il s’ensuit, par le jeu de la contagion, une perte de richesse qui peut dépasser de loin la perte réelle présente dans le choc initial. On l’a déjà noté à propos de la crise des subprimes. La crise du 11 septembre nous en fournit une nouvelle illustration. Si l’on considère le choc lui-même, dans sa seule réalité physique, à savoir les dégâts matériels provoqués par les attentats, ils sont d’un montant très faible à l’échelle d’une nation comme les États-Unis. Il en va différemment de la perte finale. En effet, le soupçon généralisé qu’engendre cet événement s’est propagé rapidement à tous les Américains et a provoqué un relèvement drastique du seuil de tolérance au risque de chacun rendant soudainement toute une série d’activités ordinaires difficiles, voire impossibles. Ceux qui ont étudié de près cette question parlent d’un « choc psychologique » qui, pour ce qui est de ses seuls effets immédiats, aurait conduit à une baisse du Pnb de 0, 3 %, chiffre déjà bien supérieur aux dégâts matériels directs. À titre d’exemple, il suffit de penser à l’interdiction des vols aériens et à ses conséquences économiques multiples sur l’activité des particuliers. On peut évidemment s’interroger ex post pour savoir si cette réaction de défiance n’a pas été exagérée par rapport aux risques réels de l’après-11 septembre, de même qu’on peut soutenir qu’a été alors payée une certaine insouciance antérieure à l’égard de la menace terroriste.

Ces interrogations ont leur intérêt à condition de ne pas perdre de vue ce qui a été dit antérieurement sur l’impuissance des analyses rationnelles abstraites. Avant comme après le choc, ce qui prévaut, ce qui façonne les comportements réels et meut les individus, ce n’est pas l’exposé argumenté de ce qui devrait être, mais c’est la puissance des intérêts et des affects : l’insouciance domine tant que la crise n’est pas là pour, une fois le choc survenu, laisser la place à la peur.

La source des crises

L’aspect récurrent des crises, avec toujours le « spectre » du krach de 1929 en toile de fond, donne l’impression qu’elles sont parties prenantes de notre mode de développement ou qu’elles sont intégrées à l’économie financiarisée. Est-ce exact ? Quelles conséquences en tirer ?

Les marchés ont été créés pour faire en sorte que les droits de propriété sur les entreprises soient rendus plus aisément négociables. Ce faisant, on diminue grandement les risques liés à l’investissement productif puisque la négociabilité des titres rend les propriétaires flexibles : ils peuvent désormais adapter leur stratégie aux fluctuations des évolutions économiques sans coûts excessifs. On dit que les marchés produisent de la « liquidité ». Celle-ci est d’autant plus grande que la négociation des actifs est aisée, rapide et se fait au vrai prix, sans décotes pénalisantes. On justifie le plus souvent la liquidité par le fait qu’en son absence, l’investissement serait rendu plus difficile car il supposerait de la part du propriétaire un engagement à long terme. Mais la liquidité a également un coût macroéconomique, et un coût important : les crises boursières. En la matière, les faits historiques ne souffrent pas d’ambiguïté : les crises sont bien consubstantielles à la finance de marché. On ne saurait avoir l’une sans les autres. L’impact de ces crises boursières est cependant variable. Il dépend de la taille des marchés en crise comme du rôle qu’occupe la liquidité financière dans le fonctionnement global du système. C’est plus spécifiquement la relation aux banques commerciales qui est cruciale de par le poids de celles-ci dans l’activité économique en tant que pourvoyeuses du crédit.

Rappelons qu’en 1929, les immenses difficultés économiques ne sont pas tant une conséquence de la crise boursière que l’effet de la vague de faillites bancaires que cette crise boursière a contribué à faire advenir. C’est la dépendance des banques à l’égard de la liquidité financière qui est à l’origine de leur fragilisation. Aussi, pour contenir l’impact potentiel des crises financières, faut-il impérativement réduire l’importance de la liquidité. L’outil de cette réduction est le cloisonnement des activités financières de façon à faire obstacle à la contagion des pertes, en cherchant tout particulièrement à protéger les banques. Ce fut l’enseignement fondamental de la crise de 1929, symbolisé par le très fameux Glass Steagal Act de 1933. Il s’agissait de séparer radicalement les activités de banque commerciale (gestion des dépôts et offre de crédits) et celles de la banque d’investissement (intervention sur les marchés financiers). Cette démarche a pleinement réussi. Si l’on considère la période 1945-1970 au cours de laquelle cette philosophie a prévalu, on n’observe aucune crise bancaire alors qu’on en compte 117 importantes de 1970 à 2003, touchant 93 pays5 ! La réglementation s’est donc montrée un rempart efficace contre la contagion.

Aujourd’hui, le mouvement de libéralisation a totalement fait disparaître cette législation protectrice. Les banques sont devenues universelles à la manière de la Société Générale qui joue ses fonds propres sur les dérivés en même temps qu’elle gère nos dépôts. Cela rend possible une contagion allant des marchés aux dépôts à la manière de ce qu’a connu la Northern Rock suite au choc des subprimes. Pourtant, l’idée d’une telle contagion ne mord pas sur les esprits. On ne la prend pas au sérieux. Elle ne provoque aucune action correctrice. Il est vrai qu’on n’est plus en 1929. Aujourd’hui, nous avons deux instruments nouveaux d’une puissance incontestable : l’assurance sur les dépôts et l’activisme des banques centrales, toujours prêtes à soulager les institutions en difficulté.

Mais ce n’est pas là la seule raison de cette myopie manifeste, ni même la raison principale. Celle-ci est à chercher dans la vénération qu’éprouve notre époque pour la liquidité. La liquidité est partout promue, recherchée, saluée, encensée. Elle est synonyme de flexibilité, d’adaptation d’autant plus réussie qu’elle est rapide et sans coût. L’idée qu’il faudrait la brimer, la restreindre, n’a plus aucune force. Elle est totalement démonétisée. Tout au contraire, notre pensée est structurée autour du projet implicite d’un marché financier universel dont les divers compartiments communiqueraient à pleine vitesse, sans coût, de façon à ce que chacun puisse arbitrer sans difficulté sur la gamme entière des instruments financiers (entreprises comme États ou ménages, court terme comme long terme, dettes comme actions, et tous les dérivés possibles). En conséquence, les propositions pour éviter les crises suivent-elles une voie tout autre que celle de la réglementation de la liquidité.

On prône plus de transparence et plus de responsabilité. Qui pourrait être contre ? Mais c’est largement insuffisant pour dire le moins car là n’est pas le problème. Rappelons pour conclure que, s’il est un théoricien qui nous a mis en garde contre les sortilèges de la liquidité, c’est Keynes. Il est parmi les très rares économistes à comprendre que la liquidité favorise des anticipations centrées sur le marché, oublieuses des contraintes productives de long terme. À propos de l’influence perverse qu’exerce la « psychologie de masse du marché », y compris sur les investisseurs professionnels, il écrit dans la Théorie générale :

Telle est la conséquence inévitable de l’existence des marchés financiers conçus en vue de ce qu’on est convenu d’appeler « la liquidité ». De toutes les maximes de la finance orthodoxe, il n’en est aucune, à coup sûr, de plus antisocial que le fétichisme de la liquidité […] Une telle doctrine néglige le fait que pour la communauté dans son ensemble il n’y a rien qui corresponde à la liquidité du placement.

Et il savait de quoi il parlait !

  • *.

    Économiste, auteur notamment du Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999 et, avec Michel Aglietta, la Monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir aussi « L’individu, le marché et l’opinion : réflexions sur le capitalisme financier », Esprit, novembre 2000.

  • 1.

    John M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1971, p. 170.

  • 2.

    John K. Galbraith, Brève histoire de l’euphorie financière, Paris, Le Seuil, 1992.

  • 3.

    James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, New York, Anchon Books, 2005.

  • 4.

    Cité dans J. K. Galbraith, Brève histoire de l’euphorie financière, op. cit., p. 79.

  • 5.

    Rapport au Conseil d’analyse économique, les Crises financières, n° 50.

André Orléan

Économiste, André Orléan est actuellement directeur de recherche au CNRS et directeur d'études de l'EHESS. Il est également Président d'honneur de l'Association Françaises d'Économie Politique (AFEP) et membre de l'association Les Économistes Attérés depuis sa fondation en 2011.   Il a notamment publié L’empire de la valeur. Refonder l’économie (Seuil, 2011) qui a reçu le Prix Paul Ricœur,  Le

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